Il repositionna la photo, puis plaça un filtre bleu sur l'objectif de la caméra, et dilata les pixels les plus clairs, éclaircissant ainsi l'image. Il agrandit les détails horizontaux, et fit disparaître les verticaux. Les deux torses étaient maintenant côte à côte. Des ombres étaient apparues, les détails macabres étaient plus visibles et contrastés.
Je désignai un point de l'écran:
On voit les extrémités osseuses. La jambe gauche a été sectionnée à proximité immédiate du petit trochantin. La jambe droite, continuai-je en déplaçant le doigt, environ deux centimètres et demi plus bas, juste à travers la diaphyse.
Il marmonna en s'adressant à lui-même, ce qui lui arrivait souvent:
-Si seulement je pouvais corriger l'angle de vue, la distorsion de la perspective. Mais je ne dispose d'aucune mesure. Dommage que celui qui a pris ça n'ait pas fourni une jolie petite règle comme échelle.
-Si c'était le cas, je me ferais vraiment du souci sur le responsable de tout ceci, commentai-je.
-Il ne nous manquerait plus que ça. Un tueur qui serait comme nous.
Il améliora la définition des bords, puis réajusta encore une fois la position des deux photos.
-Voyons ce qui se passe si je les superpose.
Ce qu'il fit, avec un résultat étonnant: les extrémités osseuses, et même la chair déchiquetée autour du cou étaient identiques.
Je décrétai:
-Eh bien, je suis convaincue.
-Aucun doute pour moi non plus, acquiesça-t-il. On va imprimer ça.
Il cliqua, et l'imprimante laser se mit à ronronner.
Puis il ôta les photos du scanner, et les remplaça par celle des pieds et des mains, la disposant de sorte qu'elle soit parfaitement centrée. Il entama l'agrandissement des images, et cette vision devint encore plus grotesque. Le sang rouge vif se détachait sur le drap comme s'il venait à peine de se répandre; le tueur avait proprement aligné les pieds comme une paire de chaussures, et les mains comme des gants.
-Il aurait dû les poser paumes à plat, remarqua Vander. Je me demande pourquoi il ne l'a pas fait ? Utilisant un filtre spatial pour retenir les éléments les plus importants, il entreprit d'éliminer les interférences, telles que le sang et la texture du dessus de table bleu.
Je me penchai si près que je perçus l'odeur épicée de son after-shave, et demandai:
-Vous pouvez distinguer les détails des crêtes ? -Je crois que oui.
Sa voix se remplit soudain d'allégresse, car il n'aimait rien tant que de déchiffrer les hiéroglyphes des empreintes de pieds et de doigts. Derrière son attitude affable et distraite se trouvait un homme qui avait envoyé des milliers de gens en prison, et des douzaines d'autres à la chaise électrique. Il agrandit la photo, et assigna arbitrairement des couleurs aux diverses nuances de gris, pour que nous les distinguions plus facilement. Les pouces étaient petits, leur peau aussi pâle qu'un vieux parchemin, et il y avait des crêtes.
Fixant l'image, comme en transe, il ajouta:
-Ça ne marchera pas avec les autres doigts, ils sont trop repliés pour que je puisse les voir. Mais les pouces m'ont l'air sacrément bons. Gardons cela. Il cliqua dans un menu, et sauvegarda l'image sur le disque dur.
-Je vais pouvoir travailler là-dessus un moment.
C'était sa façon de me faire comprendre qu'il était temps que je le laisse, et je repoussai ma chaise.
-Si je trouve quelque chose, je le passerai tout de suite dans l'AFIS, dit-il en faisant allusion au système automatique d'identification des empreintes, capable de comparer des empreintes latentes inconnues avec une banque de données qui en contenait des millions.
-Ce serait fabuleux, dis-je. Moi, je vais commencer par consulter HALT.
Il me lança un regard curieux. Le HALT était un système d'évaluation et de recherches d'indices en matière criminelle, une base de données propre à la Virginie, dont la maintenance était assurée par la police d'Etat, en conjonction avec le FBI. Lorsque l'on pensait avoir affaire à un cas local, c'était par là que l'on commençait.
-Même si nous avons des raisons de penser que l'origine des autres affaires ne se trouve pas ici, je crois que nous devrions consulter tout ce que nous pouvons, y compris les bases de données de Virginie.
Vander continuait de procéder à des ajustements en fixant son écran.
-Tant que je ne suis pas obligé de remplir des formulaires... répliqua-t-il.
Dans le couloir, boîtes et cartons blancs marqués INDICES S empilaient toujours davantage le long des murs et jusqu'au plafond. Des chercheurs passèrent d'un pas pressé, l'air préoccupé, les mains pleines de dossiers et d'échantillons susceptibles d'envoyer quelqu'un répondre de meurtre devant un tribunal. Nous nous saluâmes sans ralentir l'allure tandis que je me dirigeais vers le laboratoire d'examen des fibres et des traces. La grande salle était silencieuse. D'autres chercheurs en blouse blanche y étaient penchés sur des microscopes et travaillaient à leurs bureaux. De mystérieux paquets enveloppés de papier brun étaient posés sur des paillasses noires disposées au hasard.
Aaron Koss se tenait devant une lampe à ultraviolets répandant une lueur rouge cramoisi, et examinait une lame à travers une lentille grossissante pour voir ce que pouvait lui révéler la réflexion des ondes longues.
-Bonjour.
-Vous de même, répliqua-t-il avec un sourire.
Brun et séduisant, il paraissait trop jeune pour être un expert en fibres microscopiques, en résidus, peintures et explosifs. Il portait un jean délavé et des chaussures de tennis.
-Pas de séance au tribunal aujourd'hui, remarquai je, car c'est le genre de chose que l'on peut aisément déduire de la façon dont les gens sont habillés.
Non, heureusement. Je parie que vous venez vous renseigner à propos de vos fibres, ajouta-t-il.
J'étais célèbre pour mes rondes dans tous les laboratoires d'analyse d'indices. Les chercheurs supportaient en général avec patience mon empressement, et m'en étaient en fin de compte reconnaissants. Je savais que je les mettais sous pression alors qu'ils croulaient déjà sous les dossiers, mais lorsqu'on assassine et démembre des gens, l'examen des indices doit se faire sur-le-champ.
Il continua avec un sourire:
-Comme ça, vous m'avez accordé un répit pour notre plastiqueur de tuyaux.
-Vous n'avez donc rien trouvé là-dessus, en déduisis-je.
-Ils ont eu une autre explosion hier soir. Sur le tronçon nord de l'autoroute 195, près de Laburnum, juste sous le nez de la brigade d'intervention. Vous vous rendez compte ?
-Espérons que le responsable continuera à se contenter de faire sauter des panneaux de signalisation.
-Espérons-le.
Il s'écarta de la lampe à ultraviolets, l'air très sérieux, cette fois-ci.
-Concernant ce que vous m'avez apporté, voici ce que j'ai trouvé. Des fibres provenant de restes de tissu incrustées dans l'os. Des cheveux ou des poils et une trace adhérant au sang.
Je n'avais pas donné les cheveux longs et grisonnants à Ross, car ce n'était pas sa spécialité. Aussi demandai-je, perplexe:
-Ses cheveux à elle ?
-Ce que j'ai vu au microscope ne m'avait pas l'air humain, répliqua-t-il. Il y avait peut-être deux sortes d'animaux. Je les ai envoyés à Roanoke.
L'Etat ne disposait que d'un expert en cheveux et poils, et il travaillait au laboratoire de médecine légale du district ouest.
-Et la trace ?
-A mon avis, il doit s'agir de débris provenant de la décharge. Mais je veux la passer au microscope à balayage électronique. Pour l'instant, ce que j'ai aux ultraviolets, ce sont des fibres, continua-t-il. Je dirais plutôt des fragments, d'ailleurs, que j'ai passés aux ultrasons dans Un bain d'eau distillée pour enlever le sang. Vous voulez jeter un œil ?
Il s'écarta pour me laisser la place de regarder à travers la lentille. Je perçus l'odeur de son eau de toilette, Obsession, et ne pus m'empêcher de sourire. Je me souvins qu'à son âge, il me restait encore, comme à lui, l'énergie de prendre soin de moi.
Trois filaments montés sous la lentille répandaient une lueur fluorescente semblable à des néons. Le tissu était blanc, ou approchant, et l'un d'eux était parsemé d'éclats dorés irisés.
Je le regardai:
-Bon sang, qu'est-ce que c'est ?
-Au réfractomètre, on dirait du synthétique. Les diamètres sont réguliers, sans variation, comme ils le seraient s'ils étaient extrudés avec des filières, et non irréguliers et naturels, comme dans le cas du coton, par exemple.
-Et les éclats fluorescents ? demandai-je sans cesser de regarder.
-Ça, c'est la partie intéressante. Je dois procéder à des examens complémentaires, mais à première vue, on dirait de la peinture.
Je demeurai silencieuse, réfléchissant à ce qu'il venait de dire, puis demandai:
-Quel genre de peinture ?
-Eh bien, elle n'est pas fine ou mate comme la peinture automobile, mais plus granuleuse, grumeleuse. Elle est de couleur pâle, coquille d'œuf. Je crois qu'elle est structurale.
-Ce sont les seuls fragments et fibres que vous ayez regardés ?
-Je viens juste de commencer.
Il se dirigea vers un autre comptoir et tira un tabouret.
-Je les ai tous regardés aux ultraviolets, et je dirais qu'environ cinquante pour cent d'entre eux comportent cette substance qui ressemble à de la peinture infiltrée dans le matériau. Bien que je ne puisse établir de façon formelle la nature de l'étoffe je sais néanmoins que tous les échantillons que vous m'avez soumis sont du même type, et proviennent probablement de la même source.
Il monta une lame sur un microscope à polarisation qui, à l'instar des lunettes Ray-Ban, atténue l'éclat de la lumière, la scindant en ondes dotées de différents indices de réfraction. Ceci devait nous permettre d'obtenir d'autres indices sur la nature du matériau.
Il fit le point tout en regardant sans ciller à travers la lentille.
-Bien. Voici le plus gros fragment récupéré, de la taille d'une pièce de dix cents, avec deux faces. Il s'écarta, et je contemplai des fibres qui ressemblaient à des cheveux blonds mouchetés de rose et vert le long de la hampe.
Koss expliqua:
-C'est tout à fait compatible avec du polyester. Les mouchetures sont des délustrants utilisés dans la fabrication pour que le matériau ne soit pas brillant. Je crois qu'il y a également un peu de rayonne dedans. Si l'on se fie à tous ces éléments, j'en aurais conclu qu'il s'agit d'une étoffe extrêmement banale qui peut servir à faire n'importe quoi, depuis des chemisiers jusqu'à des dessus de lits. Mais il y a un gros problème.
Il ouvrit une bouteille d'un solvant utilisé pour les montages temporaires, puis, armé de pinces fines, retira la lame du dessus et retourna soigneusement le fragment. Il fit couler quelques gouttes de xylène, puis recouvrit la lame et me fit signe de me pencher.
Il demanda, très fier de lui:
-Que voyez-vous ?
-Quelque chose de gris et de compact. Il ne s'agit pas du même matériau, sur l'autre face.
Je lui lançai un regard surpris:
-Ce tissu est doublé ?
-Par une sorte de thermoplastique. Probablement du polyéthylène téréphtalate.
-Utilisé dans quel domaine ?
-Essentiellement la fabrication de bouteilles de soda, les films plastique d'emballage.
Je le regardai, déconcertée. Je ne voyais pas le rapport que ces produits pouvaient avoir avec notre affaire.
-Et quoi d'autre encore ? demandai-je.
Il réfléchit.
-Différentes sortes d'armatures. Et une partie de ces matériaux, comme les bouteilles, peut être recyclée, et servir ensuite à fabriquer des fibres de tapis, des éléments de charpente en plastique, des fibres isolantes, à peu près n'importe quoi.
-Mais pas d'étoffes destinées aux vêtements ?
Il secoua la tête, et affirma avec assurance:
-Impossible. Le tissu en question est un mélange de polyester plutôt banal et rudimentaire, doublé d'un matériau de type plastique. Cela ne ressemble à aucun vêtement que je connaisse, et de plus, il est saturé de peinture.
-Merci, Aaron. Voilà qui change tout.
Lorsque je regagnai mon bureau, je fus désagréablement surprise de trouver Percy Ring assis devant ma table, en train de feuilleter un calepin.
Il m'annonça d'un ton innocent:
-Comme je devais venir à Richmond pour une interview avec Channel 12, je me suis dit, autant en profiter pour passer vous voir. Ils voudraient également vous interviewer, ajouta-t-il avec un sourire.
Je ne répondis rien, mais mon silence remplit la pièce lorsque je m'installai dans mon fauteuil.
Il continua, de son ton naturel et affable:
-Je ne pensais pas que vous accepteriez, et c'est ce que je leur ai dit.
-Alors, racontez-moi ce que vous leur avez dit, cette fois-ci ? demandai-je d'un ton qui n'était guère agréable.
-Pardon ?
Son sourire s'évanouit et son regard se durcit.
-Que voulez-vous dire par là ?
-C'est vous l'enquêteur. Devinez, rétorquai-je avec un regard tout aussi sévère.
Il haussa les épaules.
-J'ai fait les déclarations habituelles. Les informations de base sur le cas, et les concordances avec les autres affaires.
-Enquêteur Ring, laissez-moi encore une fois vous expliquer clairement la situation, dis-je sans même tenter de dissimuler mon mépris. Ce cas ne ressemble pas nécessairement aux autres, et nous ne devrions pas en discuter avec les médias.
-Eh bien, il semble que vous et moi n'ayons pas la même approche du problème, docteur Scarpetta.
Il avait l'air très crédible et séduisant, dans son costume sombre, avec ses bretelles et sa cravate de cachemire. Je ne pus m'empêcher de repenser à ce que Wesley m'avait raconté des ambitions et des relations de Ring, et l'idée que cet imbécile égocentrique puisse un jour diriger la police de l'Etat ou être élu au Congrès me fut insupportable.
-Je crois que la population a le droit de savoir s'il y a un psychopathe parmi elle, continuait-il. -Et c'est ce que vous avez déclaré à la télévision, dis-je avec une irritation croissante. Qu'il y avait parmi nous un psychopathe.
-Je ne me souviens pas de mes paroles exactes. Mais la raison véritable pour laquelle je suis passé vous voir, c'est pour savoir quand j'aurai le rapport d'autopsie.
-Il n'est pas encore terminé.
-J'en ai besoin le plus vite possible.
Il me regarda droit dans les yeux et ajouta:
-L'attorney du Commonwealth veut savoir ce qui se passe.
Je n'en crus pas mes oreilles. Il ne pouvait être en relation avec l'attorney que s'il y avait un suspect.
-Que voulez-vous dire ?
-Je m'intéresse de très près à Keith Pleasants.
Je demeurai incrédule, et il continua:
-Il existe tout un faisceau de concordances, dont la moindre n'est pas le fait que c'est lui qui manœuvrait la pelleteuse au moment où le torse a été découvert. D'habitude, il ne pilote pas ce genre d'engins, vous savez, et comme par hasard, il s'est trouvé au volant à ce moment précis ?
-A mon avis, cela fait de lui une victime plutôt qu'un suspect. Si c'était le tueur, continuai-je, on pourrait s'attendre qu'il préfère se trouver à des kilomètres de la décharge où le corps a été retrouvé.
Il assura comme s'il était expert en la matière:
-Les psychopathes aiment se trouver sur les lieux. Ils fantasment en se demandant ce qu'ils ressentiraient s'ils étaient présents au moment où la victime sera découverte. Ça les excite, comme ce chauffeur d'ambulance qui assassinait des femmes, puis les abandonnait dans le coin où il travaillait. Il appelait la police lorsqu'il prenait son service. Comme cela, il était sûr d'être appelé sur les lieux. Il avait sans aucun doute assisté à des cours sur le profilage, en plus de son diplôme de psychologie. Il savait tout sur le sujet.
Il lissa sa cravate, et continua:
-Keith vit avec sa mère, et je crois qu'il ne l'aime pas. Elle l'a eu sur le tard, elle a une soixantaine d'années, et il s'occupe d'elle.
-Alors, sa mère est bien vivante, et n'a pas disparu.
-Exact. Mais ça ne veut pas dire qu'il n'a pas reporté son agressivité sur une autre pauvre vieille. En plus, vous n'allez pas le croire, mais pendant qu'il était au lycée, il a travaillé au rayon boucherie d'une épicerie. Il était assistant du boucher.
Je le laissai parler, sans mentionner que je ne pensais pas qu'une scie à viande ait été utilisée dans ce cas précis. Il continua à élaborer son invraisemblable hypothèse:
-Il n'a jamais été très sociable, ce qui correspond de nouveau au profil. Et la rumeur parmi les autres ouvriers de la décharge veut qu'il soit homosexuel.
-Et cette rumeur se base sur quoi ?
-Sur le fait qu'il ne sort jamais avec des femmes, et qu'il ne paraît même pas intéressé quand les autres font des remarques ou des plaisanteries. Vous savez comment c'est, avec des durs comme ça.
-Décrivez-moi sa maison, demandai-je en pensant aux photos que j'avais reçues par e-mail.
-Un étage, trois chambres, cuisine, salon. Petite bourgeoisie sur le déclin, pas loin de la pauvreté. Peut-être que du temps où son vieux était vivant, ils étaient plutôt à l'aise.
-Qu'est-il arrivé au père ?
-Il est parti avant la naissance de Keith.
-Des frères ou des sœurs ?
-Adultes depuis longtemps. Je suppose qu'il n'était pas vraiment prévu. Je soupçonne que M. Pleasants n'est pas le père, ce qui explique pourquoi il n'était déjà plus là quand Keith est arrivé.
-Et sur quoi basez-vous vos soupçons ? demandai-je avec agacement.
-Mes tripes.
-Je vois.
-Ils vivent dans un endroit isolé, des terres cultivées, à environ quinze kilomètres de la décharge. Ils ont un jardin assez grand, un garage à l'écart.
Il croisa les jambes et fit une pause, comme si ce
qui allait suivre était important.
-Il y a beaucoup d'outils, et un grand établi. Keith dit qu'il est bricoleur, et qu'il utilise le garage quand il y a des choses à réparer à la maison. J'ai vu une scie à métaux suspendue à un panneau alvéolé, et une machette qu'il prétend utiliser pour couper du ku-dzu et des mauvaises herbes.
Il retira sa veste, et la plia soigneusement sur ses genoux tout en continuant de décortiquer la vie de Keith Pleasants.
Je l'interrompis pour remarquer:
-Vous avez eu accès à de nombreux endroits sans mandat, dites-moi.
Il répliqua sans se déconcerter:
-Il s'est montré coopératif. Parlons maintenant de ce qu'il a dans le crâne, dit-il en tapotant le sien. D'abord, il est intelligent, très, il y a des livres, des revues, des journaux partout, chez lui. Et écoutez-moi ça: il a enregistré sur cassette vidéo des reportages sur l'affaire, il a découpé des articles.
-Comme la plupart des gens qui travaillent à la décharge, lui rappelai-je.
Mais rien de ce que je pouvais dire n'intéressait Ring.
-Il lit plein de trucs en rapport avec le crime. Le Silence des agneaux, Dragon rouge. Tom Clancy, Ann Rule...
Incapable de me contenir, je l'interrompis de nouveau:
-Vous me décrivez là les lectures caractéristiques d'un Américain. Je ne puis vous conseiller sur la façon de mener votre enquête, mais permettez-moi de vous convaincre de vous fier aux indices...
-C'est le cas, répondit-il du tac au tac. C'est exactement ce que je fais.
-Vous faites exactement le contraire. Vous ne connaissez même pas la nature des indices. Vous n'avez pas reçu un seul rapport de mon bureau ou des laboratoires. Vous n'avez pas reçu de profil du FBI. Avez-vous même parlé à Marino ou Grigg ?
-Nous nous ratons sans arrêt.
Il se leva, remit sa veste, et dit comme s'il s'agissait d'un ordre:
-Il me faut ces rapports. L'attorney du Commonwealth va vous contacter. A propos, comment va Lucy ?
Mon regard surpris et furieux lui montra que je ne tenais pas à ce qu'il sache quoi que ce soit de ma nièce, même pas son nom. Je répondis d'un ton glacial:
-Je ne savais pas que vous vous connaissiez.
-J'ai suivi un de ses cours, il y a environ deux mois. Elle parlait de CAIN.
Je m'emparai d'une liasse de certificats de décès dans la corbeille d'arrivée du courrier, et entrepris de les parapher.
-Après, elle nous a emmenés à l'HRT pour nous faire une démonstration avec les robots, ajouta-t-il depuis le seuil de la porte. Elle sort avec quelqu'un ? Je n'avais rien à lui répondre.
-Je veux dire, je sais qu'elle vit avec un autre agent. Une femme. Mais elles sont juste camarades de chambre, hein ?
Le sous-entendu était clair. Je me figeai en levant les yeux sur lui tandis qu'il s'éloignait en sifflotant. Furieuse, je ramassai un tas de paperasse, et me levais de mon siège lorsque Rose pénétra dans mon bureau.
-Celui-là, il peut laisser ses chaussures sous mon lit quand il veut, déclara-t-elle dans le sillage de Ring.
Je ne pus en supporter davantage:
-Je vous en prie ! Rose, je vous prenais pour une femme intelligente.
-Je crois que vous avez besoin d'une bonne tasse de thé bien chaud, rétorqua-t-elle.
Je soupirai.
-Peut-être.
Elle continua, sur un ton très professionnel:
-Mais nous devons d'abord régler un autre point. Vous connaissez quelqu'un du nom de Keith Pleasants ?
Mon esprit refusa un instant de fonctionner.
-Pourquoi ?
-Il est dans le hall. Très énervé, il refuse de partir sans vous voir. J'ai failli appeler la sécurité, mais je me suis dit que je ferais mieux de vérifier d'abord...
L'expression qui se peignit sur mon visage l'interrompit net.
Je m'exclamai avec consternation:
-Seigneur ! Ring et lui se sont vus ?
-Je n'en ai pas la moindre idée, dit-elle perplexe. Quelque chose ne va pas ?
Je soupirai et reposai les papiers sur mon bureau.
-Rien ne va.
-Alors, vous voulez que j'appelle la sécurité ou non ?
-Non, répondis-je en passant devant elle avec précipitation.
D'un pas vif et assuré, je suivis le couloir vers le devant du bâtiment, puis tournai dans un hall qui n'avait jamais été accueillant, malgré tous mes efforts. Aucun joli meuble ou gravure sur les murs ne pouvait faire oublier les terribles réalités qui amenaient les gens jusqu'ici. Comme Keith Pleasants, ils s'asseyaient raidement sur le canapé tapissé de bleu qui se voulait discret et reposant, et en état de choc, fixaient le vide, ou bien pleuraient.
Lorsque j'ouvris la porte, il bondit, les yeux rougis, et se jeta presque sur moi sans que je sache si c'était la rage ou la panique qui l'habitait. L'espace d'une seconde, je crus qu'il allait m'agripper ou me lancer un coup de poing, mais il laissa retomber ses mains avec maladresse de chaque côté de son corps en me foudroyant du regard, et la colère qui assombrissait son visage déborda.
-Vous n'avez pas le droit de dire des choses comme ça sur moi ! éclata-t-il, les poings serrés. Vous ne me connaissez pas ! Vous ne savez rien de moi !
-Doucement, Keith, dis-je d'un ton calme mais autoritaire.
Je lui fis signe de se rasseoir, et tirai un siège pour lui faire face. Il tremblait et respirait avec difficulté, son regard blessé débordant de larmes de colère.
-Vous m'avez rencontré une fois, dit-il en pointant le doigt sur moi. Une putain de fois, et vous vous mettez à raconter des trucs, continua-t-il d'une voix chancelante. Je vais perdre mon boulot.
Il porta son poing à sa bouche et détourna les yeux en tentant de reprendre son sang-froid.
-Pour commencer, je n'ai pas dit un mot vous concernant, à qui que ce soit.
Il me jeta un coup d'œil.
-Je n'ai aucune idée de ce dont vous parlez, continuai-je en le regardant droit dans les yeux, d'un ton assuré et calmé qui le fit hésiter. Je voudrais bien que vous m'expliquiez ce qui se passe.
-Vous n'avez pas parlé de moi à l'enquêteur Ring ?
Je contins ma fureur.
-Non.
-Il est venu chez moi ce matin, quand ma mère dormait encore, dit-il d'une voix tremblante. Il a commencé à me cuisiner comme si j'étais un assassin. Il a dit que vous aviez trouvé des résultats qui me désignaient, moi, et que je ferais mieux d'avouer tout de suite.
-Des résultats ? Quels résultats ? demandai-je avec un dégoût grandissant.
-Des fibres qui d'après vous venaient de trucs que je portais le jour où on s'est rencontré. Vous avez dit que ma taille correspondait à ce que vous croyez être celle de la personne qui a découpé le corps. Que vous pouviez déduire de la pression appliquée par la scie que ça devait être quelqu'un de ma force. Il a dit que vous demandiez des tas de trucs qui m'appartenaient pour pouvoir faire tous ces examens. Les trucs d'ADN. Que vous aviez pensé que j'étais bizarre quand je vous avais conduit sur le site de la décharge...
Je l'interrompis:
-Bon sang, Keith, je n'ai jamais entendu autant de conneries de ma vie ! Si je faisais ne serait-ce qu'une seule de ces remarques, je serais virée pour incompétence.
Pleasants bondit de nouveau, le regard flamboyant:
-Et l'autre truc, c'est qu'il a parlé à tous les gens avec qui je travaille ! Ils se demandent tous si je ne suis pas un maniaque de la hache, je vois bien comment ils me regardent !
Il fondit en larmes. Les portes s'ouvrirent pour laisser passage à plusieurs policiers de la route, qui ne prêtèrent aucune attention à nous. Après avoir sonné, on les fit entrer et prendre le chemin de la morgue, où Fielding travaillait sur un décès survenu sur la voie publique. Pleasants était trop bouleversé pour que je puisse discuter davantage avec lui, et j'étais tellement en colère contre Ring que je ne savais pas quoi ajouter.
-Vous avez un avocat ? lui demandai-je.
Il secoua la tête.
-Je crois que vous devriez en engager un.
-Je n'en connais pas.
-Je peux vous donner quelques noms.
A cet instant, Wingo ouvrit la porte, et fut surpris à la vue de Pleasants en larmes sur le canapé.
-Heu... Docteur Scarpetta ? Le docteur Fielding voudrait savoir s'il peut y aller et donner les effets personnels aux pompes funèbres.
Je me rapprochai de Wingo, car je ne voulais pas que Pleasants soit encore plus bouleversé par ce qui se déroulait ici.
-Les policiers sont en route, dis-je à voix basse. Si eux ne veulent pas des effets personnels, alors d'accord. Donnez les contre-reçus aux pompes funèbres.
Wingo regardait fixement Pleasants, comme s'il l'avait déjà vu quelque part.
-Ecoutez, donnez-lui les numéros de Jameson et Higgins, lui dis-je.
Il s'agissait de deux excellents avocats de Richmond, que je considérais comme des amis.
Ensuite, veillez à ce que M. Pleasants s'en aille.
Wingo le regardait toujours fixement, cloué sur place.
-Wingo ?
Je lui jetai un regard interrogateur, car il ne paraissait pas m'avoir entendue.
-Oui, m'dame, acquiesça-t-il enfin en me jetant un coup d'œil.
Je le laissai, et me dirigeai vers le sous-sol. Je devais m'entretenir avec Wesley, mais avant tout, il me fallait mettre la main sur Marino. Dans l'ascenseur, je me demandai si je ne ferais pas mieux d'appeler l'attorney du Commonwealth, et la mettre en garde contre Ring. Tout en retournant tout cela dans mon esprit, je ne pouvais m'empêcher de plaindre Pleasants, et de craindre pour lui, car aussi tiré par les cheveux que cela puisse paraître, je savais qu'il pouvait se retrouver inculpé de meurtre. A l'intérieur de la morgue, Fielding et les policiers regardaient le piéton sur la table numéro un. Mais aucune des plaisanteries habituelles ne fusaient, car la victime était la petite fille de neuf ans d'un conseiller municipal. Elle se rendait à l'arrêt du bus, tôt ce matin-là, lorsqu'une voiture était montée sur le trottoir à toute vitesse. A en juger par l'absence de traces de dérapage, le chauffard avait heurté la petite fille par derrière et n'avait même pas ralenti.
-Comment ça va ?
L'air grave, un des policiers me répondit:
-Celle-là, c'est une affaire drôlement pénible.
-Le père est en train de péter les plombs, me dit Fielding alors qu'il examinait le corps encore habillé à la loupe, pour recueillir des traces.
-De la peinture ? demandai-je, car un éclat pouvait permettre d'identifier la marque et le modèle d'une voiture.
-Pas pour l'instant.
Mon assistant était d'humeur massacrante. Il détestait travailler sur des enfants.
Je scrutai les jeans déchirés et ensanglantés, et une marque de calandre partielle imprimée dans l'étoffe à hauteur des fesses. Le pare-chocs avant avait fauché l'arrière des genoux, et la tête avait heurté le pare-brise Le coeur lourd, je ressentis des picotements à la vue du repas de midi, des livres, des cahiers et des crayons que l'on avait retirés du petit sac à dos rouge que portait l'enfant.
Je remarquai:
-L'empreinte de la calandre paraît assez haute.
-C'est ce que je me disais aussi, répondit un autre policier. Comme si on avait affaire à une camionnette, ou à un véhicule de loisirs genre 4 x 4 ou Mobilhome. Une Jeep Cherokee noire qui roulait à vive allure a été remarquée dans le coin à peu près à l'heure où s'est produit l'accident.
-Son père appelle toutes les demi-heures, dit Fielding en levant les yeux sur moi. Il pense que ce n'était pas seulement un accident.
-Et que veut-il dire par là ?
-Que c'est politique. Qu'il s'agirait d'un homicide, conclut-il en reprenant son travail de collecte des débris.
-Seigneur, prions pour que ce ne soit pas le cas. C'est déjà bien assez difficile comme cela, dis-je en m'écartant.
Dans un coin éloigné de la morgue, sur un comptoir d'acier, se trouvait un réchaud électrique portatif, qui nous servait à éliminer la chair et la graisse des os. Le procédé était particulièrement déplaisant. La grande marmite bruyante en acier, l'odeur, tout était épouvantable, et je réservais en général cette activité aux nuits et aux week-ends, quand nous étions le moins susceptibles de recevoir des visiteurs.
La veille, j'avais laissé à bouillir toute la nuit les extrémités osseuses du torse. Il ne leur avait pas fallu longtemps pour blanchir, et j'éteignis le réchaud. Je versai dans un bac l'eau nauséabonde et fumante, et attendis que les os soient suffisamment refroidis pour pouvoir les toucher. Mesurant environ trois centimètres de long, ils étaient blancs et propres, et les traces de scie et de coupe étaient bien visibles. J'examinai minutieusement chaque segment, et un sentiment d'incrédulité mêlé de malaise m'envahit. J'étais incapable de distinguer les marques laissées par le tueur de celles que j'avais faites, moi.
J'appelai Fielding.
-Jack, vous pouvez venir par ici une minute ?
Il s'interrompit dans sa tâche et vint me retrouver.
-Que se passe-t-il ?
Je lui tendis un des os.
-Pouvez-vous me dire quelle est l'extrémité qui a été découpée avec la scie Stryker ?
Il le retourna dans tous les sens, le regarda sous tous les angles, d'un bout à l'autre, les sourcils froncés.
-Vous avez fait une marque ? demanda-t-il.
-Pour reconnaître le gauche et le droit, oui, mais c'est tout. J'aurais dû en faire d'autres. Mais d'habitude, il est tellement facile de reconnaître de quelle extrémité il s'agit que ce n'est pas nécessaire.
-Je ne suis pas expert en la matière, mais si je n'étais pas sûr du contraire, je dirais que toutes ces coupes ont été faites avec la même scie.
Il me rendit l'os, que je scellai dans une pochette à indices.
-Vous devez les apporter à Canter, n'est-ce pas ?
-Oui, et il ne va pas être content de moi, répondis-je.
Ma maison de pierre s'élevait à la lisière de Windsor Farms, un vieux quartier de Richmond doté de rues aux noms anglais, et d'imposantes demeures de style géorgien et Tudor que d'aucuns auraient baptisées manoirs. Je passai devant des fenêtres éclairées, et distinguai, derrière les vitres, des lustres et de beaux meubles, des gens qui vaquaient à leurs occupations ou regardaient la télévision. Dans cette ville, personne ne semblait jamais fermer ses rideaux, sauf moi. Les feuilles commençaient à tomber, le ciel était couvert et il faisait frais. Lorsque je m'engageai dans l'allée qui menait chez moi, la cheminée fumait, et je découvris la vieille Suburban verte de ma nièce garée devant la maison.
Je fermai la porte, puis appelai:
-Lucy ?
Je suis là, me répondit-elle du côté de la mai-
son où elle s'installait toujours.
Tandis que je me dirigeais vers mon bureau pour y déposer ma serviette et la pile de dossiers que j'avais emportés pour travailler ce soir-là, elle émergea de sa chambre tout en enfilant un sweat-shirt orange vif de l'Université de Virginie.
-Salut.
Elle m'étreignit avec un sourire, et je sentis à quel point elle était musclée.
Je la tins à bout de bras, et l'examinai attentivement, comme je le faisais toujours.
-Oh, oh, dit-elle d'un ton taquin. C'est l'heure de l'inspection.
Elle leva les bras et pivota sur elle-même, comme si on voulait la fouiller.
-Petite maligne, va.
A dire la vérité, j'aurais préféré qu'elle prenne un peu de poids, mais elle était véritablement jolie et saine, avec des cheveux auburn coupés courts mais légèrement coiffés. Même après toutes ces années, je ne pouvais la regarder sans revoir une petite fille de dix ans précoce et odieuse, qui n'avait personne d'autre que moi.
-C'est bon, l'examen est réussi, lui dis-je.
-Désolée d'être aussi en retard.
Elle avait appelé plus tôt dans la journée pour prévenir qu'elle ne pourrait pas être là avant le dîner, et je lui demandai:
-Redis-moi ce que tu faisais ?
-Un attorney général adjoint a décidé de nous rendre une visite impromptue avec toute une escorte. Bien entendu, ils voulaient que l'HRT leur fasse tout un cirque.
Nous nous dirigeâmes vers la cuisine.
-J'ai fait parader Toto et Tin Man, ajouta-t-elle en faisant référence à des robots. J'ai utilisé la fibre optique, la réalité virtuelle, les trucs habituels, mais c'était génial. On les a parachutés depuis un hélicoptère, et je leur ai fait ouvrir des portes métalliques au laser.
-Pas de cascades avec les hélicoptères, j'espère.
-Non, ce sont les gars qui ont fait ça. Moi, j'ai fait mon truc depuis le sol.
Ce qui la contrariait, de toute évidence.
Le problème était que Lucy mourait d'envie de faire des cascades en hélicoptère. Elle était la seule femme parmi les cinquante agents du HRT, et avait tendance à le prendre mal lorsqu'ils l'empêchaient d'exécuter des choses dangereuses qui, de toute façon, n'étaient pas de son ressort, à mon avis. Mais bien entendu, je n'étais pas la mieux placée pour en juger.
-Moi, ça me va très bien que tu t'en tiennes aux robots. Ça sent bon, remarquai-je alors que nous étions maintenant dans la cuisine. Qu'as-tu préparé à manger à ta pauvre vieille tante fatiguée ?
-Des épinards frais sautés avec un peu d'ail et d'huile d'olive, et des filets que je vais jeter sur le barbecue. Moi, c'est le seul jour de la semaine où je mange du bœuf, tant pis pour toi si ce n'est pas le cas. J'ai même apporté une bouteille d'un très bon vin que Janet et moi avons découvert.
-Et depuis quand les agents du FBI peuvent-ils se payer du bon vin ?
-Hé, je ne me débrouille pas si mal, protesta-t-elle. Et puis, je suis trop occupée pour pouvoir dépenser mon argent.
En tout cas, ce n'était pas en vêtements qu'elle le gaspillait. Quelles que soient les circonstances où je la voyais, elle portait un treillis kaki ou un survêtement. De temps en temps, elle arborait des jeans et un blouson ou une veste quelconques, et se moquait de moi quand je lui proposais des vêtements que je ne mettais plus. Elle refusait d'enfiler mes tailleurs stricts et mes chemisiers à col montant, et très franchement, ma silhouette était plus rebondie que son corps athlétique et ferme. Probablement rien de ce que contenait mon placard ne lui allait.
La lune était énorme et basse, sur un ciel nuageux et sombre. Nous enfilâmes des gilets et nous installâmes sur la terrasse avec nos verres de vin. Elle avait mis à cuire des pommes de terre, aussi avions-nous un peu de temps pour discuter avant qu'elles soient cuites. Au fil des années, notre relation avait perdu son côté mère-fille pour évoluer dans Un sens amical et professionnel. La transition n'était pas facile, car elle m'apprenait souvent beaucoup de choses, et travaillait même sur certains de mes cas. Je me sentais bizarrement perdue, plus très sûre de mon rôle et de mon pouvoir sur sa vie.
-Wesley veut que je remonte la piste sur AOL, dit-elle. Et Sussex County tient décidément à l'aide de la CASKU.
-Tu connais Percy Ring ? demandai-je en repensant, furieuse, à ce qu'il avait dit dans mon bureau.
-Il a suivi un de mes cours. Insupportable, impossible de le faire taire. Un vrai paon, ajouta-t-elle en prenant la bouteille de vin.
Elle remplit nos verres, puis soulevant le couvercle du grill, piqua les pommes de terre avec une fourchette.
-Je crois que c'est prêt, annonça-t-elle, ravie.
Quelques instants plus tard, elle sortit de la maison avec les filets, qui grésillèrent lorsqu'elle les disposa sur le barbecue.
-Il s'est débrouillé pour savoir que tu étais ma tante, je ne sais pas comment, reprit-elle en parlant de Ring. Remarque, ce n'est pas un secret, et il m'a posé des questions une fois après le cours. Du genre, est-ce que tu me donnais des cours particuliers, est-ce que tu m'aidais sur mes affaires, comme si j'étais incapable de faire mon boulot toute seule, tu vois ? Je crois juste qu'il s'en prend à moi parce que je viens de devenir agent, et que je suis une femme.
-C'est peut-être le plus mauvais calcul qu'il ait fait de sa vie.
-Et il voulait savoir si j'étais mariée.
L'éclairage de la véranda illuminait un côté de son visage, mais ses yeux demeuraient dans l'ombre.
-Je m'inquiète de ce qu'il cherche vraiment, commentai-je.
Elle me jeta un coup d'œil en continuant de préparer la cuisine.
-Rien de bien original.
Elle écarta le sujet d'un haussement d'épaules, car elle vivait entourée d'hommes, et ne prêtait attention ni à leurs regards, ni à leurs remarques.
-Lucy, il a fait une allusion à ton sujet dans mon bureau, aujourd'hui. Une allusion à peine voilée.
-A quoi ?
-Ta situation. Ta camarade de chambre.
Quelles que soient la fréquence ou les précautions avec lesquelles nous abordions le sujet, ces conversations la rendaient toujours mécontente et impatiente.
Le grésillement du barbecue parut se répercuter dans sa voix.
-Vrai ou pas, quel que soit le cas, il y aurait toujours des rumeurs, simplement parce que je suis agent. C'est grotesque. Je connais des femmes mariées avec des enfants, et les types croient qu'elles sont toutes gays, elles aussi, simplement parce qu'elles sont flics, agents, policiers, ou du service secret. Il y a même des gens qui le pensent de toi. Pour la même raison. A cause de ta situation, de ton pouvoir.
-Il ne s'agit pas de t'accuser, lui rappelai-je avec douceur. Il s'agit de savoir si quelqu'un pourrait te faire du tort. Ring est très habile, les gens croient ce qu'il dit. Je suppose qu'il t'en veut parce que tu fais partie du FBI, de l'HRT, et pas lui.
-Je crois qu'il l'a déjà prouvé, remarqua-t-elle d'une voix dure.
-J'espère simplement que ce crétin ne viendra pas te demander de sortir avec lui.
-Oh, mais c'est déjà fait. Au moins une douzaine de fois.
Elle s'assit et ajouta:
-Tu te rends compte, il a même invité Janet. C'est ce que j'appelle ne rien comprendre, dit-elle en riant.
-Le problème, c'est que je crois qu'il ne comprend que trop bien, rétorquai-je d'un ton sinistre. On dirait qu'il monte un dossier contre toi, qu'il rassemble des preuves.
-Eh bien, grand bien lui fasse, dit-elle en mettant un terme abrupt à notre discussion. Raconte-moi ce qui s'est passé d'autre aujourd'hui.
Je lui décrivis ce que j'avais appris dans les différents labos. Nous discutâmes des fibres enfouies dans les os et de l'analyse qu'en avait tirée Koss, tout en rapatriant à l'intérieur les steaks et le vin. Nous nous assîmes à la table de la cuisine à la lueur d'une bougie, digérant des informations que peu de gens serviraient en accompagnement d'un repas.
Lucy souligna:
-Un rideau de motel pouilleux pourrait avoir ce type de doublure.
-Ça ou un genre de bâche, à cause de la substance proche de la peinture. Les épinards sont délicieux, remarquai-je. Où les as-tu achetés ?
-Chez Ukrops. Je donnerais cher pour avoir un magasin comme ça dans mon coin. Donc, cette personne a enveloppé la victime dans une bâche puis l'a démembrée sans la découvrir ? demanda-t-elle tout en découpant sa viande.
-En tout cas, c'est à ça que ça ressemble.
Elle croisa mon regard.
-Qu'en dit Wesley ?
-Je n'ai pas encore eu l'occasion de lui en parler. Ce n'était pas tout à fait vrai. Je ne l'avais même pas appelé.
Lucy demeura un moment silencieuse, puis se leva et apporta sur la table une bouteille d'Evian.
-Pendant combien de temps penses-tu continuer à l'éviter ?
Je fis comme si je n'avais rien entendu dans l'espoir qu'elle n'insisterait pas, mais elle continua:
-Tu sais bien que c'est exactement ce que tu fais. Tu as peur.
-Nous ne devrions pas aborder ce sujet, surtout alors que nous passons une soirée aussi agréable.
Elle reprit son verre de vin.
-A propos, il est très bon. J'aime le pinot noir parce qu'il est léger, plus léger que le merlot. Je ne suis pas d'humeur à boire un vin trop lourd, ce soir. Tu as fais un très bon choix.
Elle saisit l'allusion, et embrocha un morceau de steak d'un bon coup de fourchette.
Je continuai:
-Raconte-moi ce que devient Janet. Toujours dans la délinquance en col blanc à Washington ? Ou bien passe-t-elle plus de temps à l'ERF ces temps-ci ?
Lucy contempla la lune par la fenêtre en faisant doucement tournoyer le vin dans son verre.
-Il faudrait que je m'attaque à ton ordinateur.
Elle disparut dans mon bureau tandis que je débarrassais. Je ne la dérangeai pas pendant un bon moment. Et j'avais pour cela au moins une bonne raison: je savais qu'elle était fâchée contre moi. Elle attendait de ma part une franchise totale et je n'avais jamais été très bonne dans ce domaine, avec qui que ce soit. Je me sentais coupable, comme si j'avais trahi tous ceux que j'aimais. Je restai assise devant la paillasse de la cuisine, à discuter au téléphone avec Marino, puis j'appelai ma mère, ce que je n'avais pas fait depuis longtemps. Je préparai un pot de café décaféiné, et transportai deux tasses dans le hall.
Ses lunettes sur le nez, un léger froncement ridant son jeune front lisse, Lucy s'affairait sur mon clavier, en pleine concentration. Je posai son café et regardai par-dessus sa tête ce qu'elle était en train de taper. Je n'y compris rien, mais je n'y comprenais jamais rien de toute façon.
-Ça marche ? demandai-je.
Je distinguai le reflet de mon visage sur l'écran, tandis qu'elle enfonçait de nouveau la touche Entrée, pour exécuter une nouvelle commande.
-Bien et pas bien, répliqua-t-elle avec un soupir impatient. Le problème avec les applications comme AOL, c'est qu'on ne peut pas remonter la trace des fichiers, à moins de rentrer dans le langage de programmation originel. C'est là que je suis maintenant. Et ça peut se comparer à la recherche de miettes de pain dans un univers qui a plus de couches qu'un oignon.
Je tirai une chaise et m'assis près d'elle.
-Lucy, comment quelqu'un m'a-t-il envoyé ces photos ? Tu peux me l'expliquer, étape par étape ? Elle s'interrompit, ôta ses lunettes et les posa sur le bureau. Puis elle se frotta le visage de ses mains, et se massa les tempes comme si elle avait la migraine.
Elle demanda:
-Tu as du Tylenol ?
-Pas avec de l'alcool.
Je sortis à la place d'un tiroir un flacon de Motrin.
-Pour commencer, dit-elle en avalant deux comprimés, le procédé n'aurait pas été aussi facile si ton nom de code n'avait pas été le même que ton vrai nom: KSCARPETTA.
-Mais je l'ai fait exprès, pour que mes collègues puissent facilement m'envoyer du courrier, expliquai-je une fois encore.
-Le résultat, c'est que tout le monde peut facilement t'envoyer du courrier.
Elle me lança un regard accusateur:
-Tu as déjà reçu des messages bizarres ?
-Je crois que ceci dépasse largement le stade du message bizarre.
-Réponds à ma question.
-Quelques trucs, mais rien d'inquiétant.
Je demeurai silencieuse, puis précisai:
-En général, après qu'une grosse affaire ou un procès sensationnel eut reçu beaucoup de publicité.
-Tu devrais modifier ton nom d'utilisateur.
-Non, je ne peux pas pour l'instant. Mordoc peut vouloir m'envoyer quelque chose d'autre.
-Génial, dit-elle en remettant ses lunettes. Tu tiens à devenir copine avec lui, maintenant.
La migraine me gagnait, moi aussi, et je rétorquai calmement:
-S'il te plaît, Lucy. Nous avons toutes les deux un boulot à faire.
Elle ne dit rien, puis s'excusa:
-Je suppose que je te surprotège exactement de la même façon que tu me surprotégeais.
-Et que je continue à le faire, ajoutai-je en lui tapotant le genou. D'accord, alors il a trouvé mon nom d'utilisateur dans le fichier des abonnés d'AOL, c'est ça ?
Elle acquiesça d'un hochement de tête.
-Parle-moi de ce qu'il y a dans ton dossier AOL.
-Rien d'autre que mon titre professionnel, mon numéro de téléphone et mon adresse au bureau. Je n'y ai jamais entré de détails personnels, du genre statut marital, date de naissance, loisirs, etc. Je ne suis quand même pas aussi bête.
-Tu as consulté son dossier ? Celui de mordoc ?
-Très franchement, il ne m'est jamais venu à l'esprit qu'il puisse en avoir un.
Déprimée, je repensai aux marques de scie que je ne pouvais plus distinguer les unes des autres, et sentis que j'avais commis encore une erreur ce jour-là.
-Oh, mais si, dit Lucy en se remettant à pianoter sur le clavier. Il veut que tu saches qui il est, c'est pour cela qu'il l'a écrit.
Elle pénétra dans l'annuaire des abonnés, et lorsqu'elle ouvrit le dossier de mordoc, je ne pus en croire mes yeux, à la lecture de mots clés qui pouvaient servir à n'importe qui pour trouver d'autres utilisateurs à qui ils pouvaient s'appliquer.
Attorney, autopsie, avocat, cadavre, Cornell, démembrement, expert, femme, FBI, Georgetown, Italien, Johns Hopkins, judiciaire, médecin, médecin expert général, médecine légale, médical, mort, pathologiste, plongée sous-marine, tueur, Virginie.
Et la liste continuait, une liste d'informations professionnelles et personnelles, de mes hobbies, tout
me décrivait.
-C'est comme si mordoc disait qu'il est toi, remarqua Lucy.
Abasourdie, je me sentis soudain devenir glacée.
-C'est délirant.
Lucy repoussa sa chaise et me regarda.
-Il a ton dossier. Sur le Web, dans le cyberespace, tu es la même personne avec deux noms d'utilisateurs différents.
-Nous ne sommes pas la même personne ! Tu ne peux pas dire cela, m'exclamai-je, bouleversée.
Les photos sont les tiennes, et tu te les es envoyées à toi-même. C'était facile, tu les as juste scannées dans ton ordinateur. Ce n'est pas un problème: tu trouves dans le commerce des scanners portables pour quatre ou cinq cents dollars. Tu joins le fichier au message dix, que tu expédies à KSCARPETTA, c'est-à-dire à toi-même, en d'autres termes...
Je lui coupai la parole:
-Bon sang, ça suffit, Lucy.
Elle demeura impassible et muette.
-C'est monstrueux, je ne peux pas croire que tu dises une chose pareille !
Je me levai, écœurée. Elle répliqua:
-Si tes empreintes se trouvaient sur l'arme du crime, tu préférerais que je ne te le dise pas ?
-Mes empreintes ne sont nulle part.
-Tante Kay, je te fais simplement comprendre que quelqu'un te traque, se fait passer pour toi sur l'Internet. Evidemment, que tu n'as rien fait. Mais ce que j'essaye de te faire rentrer dans le crâne, c'est qu'à chaque fois que quelqu'un procède à une recherche par sujet, parce qu'il a besoin de l'aide d'un expert comme toi, il va aussi trouver le nom de mordoc.
Mais comment a-t-il pu obtenir toutes ces informations sur moi ? Elles ne sont pas dans mon dossier. Il n'y a rien là-dedans concernant la faculté de droit ou de médecine où j'ai fait mes études, ou mon ascendance italienne.
-Il a peut-être trouvé ça dans des documents écrits sur toi ces dernières années.
-Je suppose, acquiesçai-je avec l'impression que je couvais quelque chose. Tu veux un dernier verre ? Je suis très fatiguée.
Mais elle était repartie dans l'espace obscur de l'environnement UNIX, avec ses étranges symboles et ses commandes comme cat,: q ! et vi.
-Tante Kay, quel est ton mot de passe sur AOL ?
-Celui que j'emploie pour tout, avouai-je en sachant qu'elle allait de nouveau m'en vouloir.
Elle leva les yeux sur moi.
-Merde. Ne me dis pas que tu utilises toujours Sinbad.
Je protestai:
-Jamais rien de ce qui a été écrit sur moi ne mentionnait le nom du foutu chat de ma mère.
Je l'observai tandis qu'elle tapait mot de passe, puis entrait Sinbad.
-Tu fais le vieillissement du mot de passe ? demanda-t-elle comme si tout un chacun savait ce que cela signifiait.
-Je ne sait absolument pas de quoi tu parles.
-La procédure qui consiste à modifier ton mot de passe au moins une fois par mois.
-Non.
-Qui d'autre connaît ton mot de passe ?
-Rose. Et maintenant, toi, bien entendu. Mordoc n'a aucun moyen de le savoir.
-Il y a toujours un moyen. Il peut utiliser un programme de décryptage UNIX qui chiffre tous les mots du dictionnaire. Puis comparer chaque mot à ton mot de passe...
-Non, cela n'a pas pu être aussi compliqué, assurai-je avec conviction. Je parie que la personne qui a fait ça ne connaît rien à UNIX.
Lucy referma le menu sur lequel elle se trouvait et fit pivoter sa chaise pour me regarder avec curiosité.
-Pourquoi dis-tu cela ?
-Parce qu'il aurait d'abord lavé le corps pour qu'aucun indice n'adhère au sang, et qu'il ne nous aurait pas offert une photo des mains de la victime, car nous pouvons maintenant déterminer ses empreintes. Il n'est pas si malin que ça, conclus-je adossée au chambranle de la porte, soutenant ma tête douloureuse.
Elle se leva.
-Il pense peut-être que ses empreintes n'auront jamais aucune importance. A propos, ajouta-t-elle en passant devant moi, n'importe quel manuel informatique te dira qu'il est idiot de choisir pour mot de passe le nom de ton bien-aimé ou celui de ton chat.
-Sinbad n'est pas mon chat. Je ne voudrais pour rien au monde d'un foutu Siamois qui me regarde toujours avec des yeux de merlan frit et qui me suit à la trace dès que je mets les pieds chez ma mère.
Elle me lança du bout du couloir:
-Tu l'aimes bien quand même, sinon, tu n'aurais pas voulu penser à lui à chaque fois que tu branches ton ordinateur.
-Je ne l'aime pas du tout, insistai-je.
Le lendemain matin, l'air était frais et piquant comme une pomme d'automne. Les étoiles avaient disparu, et la circulation se composait essentiellement de routiers effectuant des trajets de longue distance. Je m'engageai sur la 64 Est, juste derrière le champ de foire, et quelques minutes plus tard, remontai lentement les allées du parking courte durée de l'aéroport international de Richmond. Je choisis de me garer dans l'allée S, dont je me souviendrais facilement, ce qui me fit repenser à mon mot de passe et à mes autres négligences évidentes nées de la surcharge de travail.
Je sortais mon sac du coffre lorsque j'entendis des pas derrière moi, et me retournai instantanément.
-Ne tirez pas ! dit Marino en levant les mains.
Il faisait assez froid et je distinguai le nuage de vapeur qui matérialisait son haleine.
-Je préférerais que vous siffliez ou que vous préveniez d'une manière ou d'une autre, quand vous arrivez comme ça derrière moi dans le noir, dis-je en claquant le coffre.
-Ah, d'accord, parce que les méchants ne sifflent pas ? Il n'y a que les gentils comme moi qui font ça, remarqua-t-il en soulevant ma valise.
-Vous voulez que je prenne ça aussi ? ajouta-t-il en attrapant la mallette noire rigide Pelican que j'emmenais aujourd'hui à Memphis, comme je l'avais déjà souvent fait. Elle contenait des os et des vertèbres humains, des indices qui ne devaient pas me quitter. Je la lui repris, ainsi que ma valise.
-Non, ceci reste menotté à mon poignet. Désolée de vous embêter comme cela, Marino. Vous êtes certain qu'il faut que vous m'accompagniez ?
Nous avions déjà discuté plusieurs fois de cela, et je ne le pensais pas. Je n'en voyais pas l'utilité.
Il rétorqua:
-Je vous ai déjà dit qu'il y a un tordu qui veut s'amuser avec vous. Wesley, Lucy, moi, et tout ce putain de Bureau, on pense que je dois venir. D'abord, parce que vous avez effectué ce même voyage pour chaque cas de cette affaire; il est donc devenu parfaitement prévisible. Et le fait que vous utilisiez les services de ce type de l'Université du Tennessee, on a pu le lire dans les journaux.
Les parkings illuminés étaient pleins, et je ne pus m'empêcher de remarquer les gens qui passaient en roulant lentement, cherchant une place qui ne soit pas à des kilomètres du terminal. Je me demandai ce que mordoc savait d'autre à mon sujet, et regrettai de n'avoir pas mis un vêtement plus chaud que mon trench-coat. J'avais froid, et j'avais oublié mes gants.
Marino ajouta:
-Et en plus, je ne suis jamais allé à Graceland. Je crus d'abord qu'il plaisantait.
-C'est sur ma liste, continua-t-il.
-Quelle liste ?
-Celle que j'ai depuis que je suis enfant. L'Alaska, Las Vegas, et le Grand Ole Opry, précisa-t-il comme si cette pensée le remplissait de joie. Vous n'avez pas ça, vous, un endroit où vous iriez en priorité si vous pouviez faire ce que vous voulez ?
Nous avions atteint le terminal, et il me tint la porte. Je répondis:
-Si. Mon lit, chez moi.
Je me dirigeai vers le comptoir de Delta Airlines, récupérai nos billets puis montai. A cette heure matinale, rien n'était ouvert à l'exception des services de sécurité. Lorsque je plaçai ma mallette sur le tapis aux rayons X, je sus immédiatement ce qui allait se passer.
-M'dame, vous allez devoir ouvrir ça, m'intima
la garde.
Je déverrouillai la serrure puis fis claquer les fermoirs. Nichés à l'intérieur, dans de la mousse, reposaient les sacs en plastique étiquetés contenant les os. La garde écarquilla les yeux, et j'expliquai patiemment:
-J'ai déjà franchi ces portiques avec ce genre de chose.
Elle tendit la main vers l'un des sacs.
Je l'avertis:
-Ne touchez à rien. Ce sont des pièces à conviction dans une affaire de meurtre.
Il y avait maintenant derrière moi de nombreux voyageurs, qui ne perdaient pas un mot de ce que je disais.
-Mais je dois examiner ça.
-Non, vous ne pouvez pas.
Je sortis ma plaque en cuivre de médecin légiste et la lui montrai.
-Si vous touchez à quoi que ce soit, je serai obligée de vous inclure dans la chaîne de témoignages lorsque cette affaire sera portée devant les tribunaux. Vous serez citée à comparaître.
L'explication lui suffit amplement, et elle me laissa passer.
-Bête comme ses pieds, marmonna Marino lorsque nous continuâmes.
-Elle ne fait que son travail, répliquai-je.
-Ecoutez, on ne reprend l'avion que demain matin, ce qui veut dire qu'à moins que vous ne passiez la journée à reluquer des foutus ossements, on a un peu de temps devant nous.
-Vous pouvez aller à Graceland tout seul. J'ai beaucoup de travail à faire dans ma chambre. Et je suis également installée en non-fumeur, ajoutai-je en choisissant un siège à la porte d'embarquement. Ce qui signifie que si vous voulez fumer, vous devez aller là-bas, dis-je en pointant le doigt.
Il passa en revue la foule des passagers qui attendait d'embarquer, comme nous, puis me regarda. -Vous savez quoi, Doc ? Le problème, c'est que vous détestez vous amuser.
Je sortis le quotidien du matin de ma serviette et le dépliai. Il s'assit à côté de moi.
-Je parie que vous n'avez même jamais écouté Elvis.
Et comment pourrais-je faire une chose pareille ? On l'entend partout, à la radio, à la télévision, dans les ascenseurs.
-C'est le King.
Je scrutai Marino par-dessus mon journal.
Sa voix, tout ! Il n'y a jamais eu personne d'autre comme lui, continua-t-il comme s'il avait le béguin. J'veux dire, c'est comme la musique classique et ces peintres que vous aimez tellement. Je crois que des gens comme ça, il y en a que tous les deux siècles.
-Ah bon, maintenant, vous comparez Elvis à Mozart et Monet.
Je tournai la page. La politique locale et les affaires m'ennuyaient.
Il se leva en rouspétant:
-Quelquefois, vous êtes rien qu'une foutue snob. Et puis, peut-être que pour une fois dans votre vie, vous pourriez envisager d'aller où moi j'ai envie ? Vous êtes jamais venue me voir jouer au bowling ? jeta-t-il en me foudroyant du regard et en sortant ses cigarettes. Vous avez jamais dit quelque chose de sympa sur mon camion ? Vous êtes jamais venue pêcher avec moi ? Dîner chez moi ? Non, c'est moi qui dois aller chez vous parce que vous vivez dans les beaux quartiers.
-Si vous me faites la cuisine, je viendrai, rétorquai-je en continuant ma lecture.
Il s'éloigna en fulminant, et je sentis les regards posés sur nous. Les gens devaient penser que Marino et moi étions ensemble, et ne nous entendions plus depuis des années. Je tournai une autre page et souris intérieurement.
Non seulement j'irais à Graceland avec Marino, mais en plus, j'avais l'intention de lui payer un barbecue.
Apparemment, les seuls vols directs au départ de Richmond allaient à Charlotte, et nulle part ailleurs, aussi fûmes-nous d'abord dirigés sur Cincinnati, où nous changeâmes d'avion. Nous atteignîmes Memphis vers midi, et nous rendîmes au Peabody Hotel, où j'avais pris un tarif réservé au personnel des services publics de soixante-treize dollars la nuit. Marino demeura ébahi, bouche bée devant le gigantesque hall de verre coloré et la fontaine où barbotaient des canards sauvages.
-Nom de Dieu ! J'ai jamais vu une taule comme ça, avec des canards vivants. Il y en a partout.
Nous pénétrâmes dans le restaurant, baptisé fort opportunément Le Col-vert, et qui exposait dans des vitrines toutes sortes d'objets d'art en rapport avec les canards. Les murs étaient ornés de tableaux représentant des canards, et ces mêmes animaux étaient brodés sur les vestes et les cravates du personnel.
-Ils ont un palais pour canards sur le toit, et ils déroulent un tapis rouge deux fois par jour, quand les canards arrivent et repartent, sur un air entraînant.
-Je vous crois pas.
J'informai l'hôtesse que nous désirions une table pour deux, en " non-fumeurs ", précisai-je.
Le restaurant était rempli d'hommes et de femmes arborant de gros badges à leurs noms. Il s'agissait d'une convention d'agents immobiliers qui se déroulait dans l'hôtel. Nous étions assis tellement à l'étroit que je pouvais lire les rapports qu'ils parcouraient et entendre leurs affaires en détail. Je commandai une assiette de fruits frais et un café, et Marino son éternel hamburger grillé.
-Bleu, demanda-t-il au serveur.
-Saignant, rectifiai-je en lui jetant un regard sévère.
Il haussa les épaules.
-D'accord, d'accord.
-Escherischia Coli entérohémorragique, lui dis-je tandis que le serveur s'éloignait. Croyez-moi, ça ne vaut pas le coup.
-Est-ce que ça vous arrive jamais d'avoir envie de faire des choses qui ne sont pas bonnes pour vous ?
Assis en face de moi, dans ce magnifique endroit où les gens étaient bien habillés et mieux payés qu'un capitaine de police de Richmond, il eut l'air déprimé et soudain vieux. Ses cheveux s'étaient clairsemés, et ne formaient plus qu'une couronne indisciplinée au-dessus de ses oreilles, comme un halo terni repoussé vers le bas. Il n'avait pas perdu un gramme depuis que je le connaissais, et son ventre qui débordait toujours de sa ceinture frôlait le rebord de la table. Il ne se passait pas une journée sans que je m'inquiète pour lui, et j'étais incapable d'imaginer qu'il puisse, un jour, ne plus travailler avec moi. Nous quittâmes l'hôtel à une heure et demie dans une voiture de location. Marino conduisait parce qu'il était hors de question qu'il en soit autrement, et nous prîmes Madison Avenue en direction de l'Est, à l'opposé du Mississippi. L'université de brique rouge était si proche que nous aurions pu nous y rendre à pied. Le Centre régional de Médecine légale se trouvait en face d'un magasin de pneus et du Centre de Transfusion sanguine. Marino se gara à l'arrière, près de l'entrée officielle du bureau du médecin légiste.
L'installation, à peu près de la taille de mon bureau de district à Richmond, était financée par le comté. Il y avait trois anatomo-pathologistes et deux anthropologues spécialisés en médecine légale, une chose très inhabituelle et enviable, et j'aurais aimé disposer dans mon personnel de quel-qu'un comme le docteur David Canter. Memphis se distinguait également d'une autre façon moins heureuse, car le médecin expert général avait été mêlé à deux des affaires les plus abominables du pays: c'était lui qui avait pratiqué l'autopsie de Martin Luther King, et il avait été témoin de celle d'Elvis.
-Si ça ne vous fait rien, dit Marino tandis que nous descendions de voiture, je crois que je vais passer quelques coups de fil pendant que vous faites votre truc.
-D'accord. Je suis sûre qu'ils vont vous trouver un bureau libre.
Il cligna des yeux en regardant le ciel d'automne bleu, puis jeta un regard circulaire autour de lui pendant que nous nous dirigions vers l'entrée.
-J'en reviens pas d'être là. C'est là qu'il a été transporté.
Je savais exactement de qui il voulait parler, et rectifiai:
-Non. Elvis Presley a été transporté au Baptist Memorial Hospital. Il n'est jamais venu ici. Encore qu'il aurait dû.
-Et comment ça se fait ?
-Il a été considéré comme une mort naturelle, répliquai-je.
-Ben, c'était le cas. Il est mort d'une crise cardiaque.
-Son coeur était en très mauvais état, c'est vrai, mais ce n'est pas ce qui l'a tué. Sa mort est due à une consommation excessive de différents médicaments.
-Sa mort est due au Colonel Parker, marmonna Marino comme s'il avait envie de le tuer.
Nous entrions dans le bâtiment, et je lui jetai un coup d'oeil.
-L'analyse du sang d'Elvis a révélé la présence de dix médicaments. Son décès aurait dû être considéré comme un accident. C'est triste.
-Et on est sûr que c'était bien lui, ajouta-t-il alors.
-Oh, Marino, je vous en prie !
-Quoi ? Vous avez vu les photos ? Vous pouvez certifier que c'était lui ?
-J'ai vu les photos, et oui, je peux le certifier, rétorquai-je en faisant halte à la réception.
Mais impossible de l'arrêter:
-Alors, qu'est-ce qu'il y avait dessus ?
Une jeune femme du nom de Shirley, qui s'était déjà occupée de moi à plusieurs reprises, attendait que nous cessions de nous quereller.
-Rien qui vous regarde, répondis-je doucement à Marino. Shirley, comment allez-vous ?
-De retour parmi nous ? demanda-t-elle avec un sourire.
-Avec de mauvaises nouvelles, j'en ai peur.
Marino entreprit de se couper les ongles avec un canif, jetant des regards autour de lui comme s'il s'attendait à voir apparaître Elvis.
-Le docteur Canter vous attend, dit Shirley. Venez, je vous accompagne.
Tandis que Marino s'éloignait pour passer ses coups de fil, je fus introduite dans le modeste bureau d'un homme que je connaissais depuis son internat à l'université du Tennessee. Canter avait à peu près l'âge de Lucy lorsque je l'avais rencontré la première fois. Disciple du docteur Bass, l'anatomo-pathologiste qui avait mis sur pied l'unité de recherches sur la décomposition de Knoxville, plus connue sous le nom de " Ferme des Corps ", Canter avait suivi l'enseignement de la plupart des grands spécialistes. Il était considéré comme le meilleur expert au monde en matière de marques de scies. Je ne savais pas à quoi cela tenait, mais le Tennessee, célèbre pour Daniel Boone et l'équipe des Vols, semblait également détenir le marché des experts en détermination de l'heure de la mort et en ossements humains. Canter se leva en me tendant la main:
-Bonjour, Kay.
-Dave, vous êtes toujours tellement gentil de me recevoir si vite.
Je tirai une chaise et m'assis devant son bureau.
-Eh bien, je détesterais tellement être à votre place..
Sa chevelure brune ramenée en arrière lui retombait toujours sur le front dès qu'il baissait les yeux, et il passait son temps à écarter sa mèche, mais il ne paraissait pas avoir conscience de son geste. Il avait un visage jeune aux traits anguleux intéressants, des yeux très rapprochés, et une mâchoire et un nez puissants.
Je m'enquis:
-Comment vont Jill et les enfants ?
-Très bien. Nous en attendons un nouveau.
-Félicitations. Cela en fera trois ?
-Quatre, rectifia-t-il en souriant de plus belle.
-Je ne sais pas comment vous faites, dis-je avec sincérité.
-Les faire, ce n'est pas le plus difficile ! Alors, quelles bonnes choses m'apportez-vous aujourd'hui ?
Je posai la mallette sur le bord de son bureau l'ouvris pour en sortir les sections d'os emballées dans du plastique, que je lui tendis. Il prit d'abord le fémur gauche, qu'il étudia sous une lampe à l'aide de lentilles, retournant une extrémité après l'autre.
Il me lança un coup d'œil.
-Hmm. Vous n'avez donc pas entaillé pour la repérer l'extrémité que vous avez coupée. Il ne faisait que souligner le fait, sans me le reprocher, mais je m'en voulus de nouveau, car j'étais d'habitude si précautionneuse. S'il y avait une chose pour laquelle j'étais connue, c'était ma prudence, proche de l'obsession.
-J'ai présumé d'un fait, et je me suis trompée. Je ne m'attendais pas à découvrir que le tueur avait utilisé une scie aux caractéristiques extrêmement similaires à la mienne.
-D'habitude, les tueurs n'utilisent pas de scies d'autopsie.
Il repoussa son siège et se leva.
-Je n'ai d'ailleurs jamais eu de cas réel, je n'ai fait qu'étudier en théorie ce type de marque ici, au labo.
-C'est donc bien cela, commentai-je, car je m'en étais doutée.
-Je ne puis l'affirmer avec certitude avant de l'avoir examiné au microscope, mais les deux extrémités semblent avoir été sectionnées à la scie Stryker.
Il ramassa les sacs d'ossements, et je le suivis dans le couloir, envahie d'appréhension. S'il ne parvenait pas à distinguer les deux marques différentes, je ne savais pas ce que nous allions faire. Une erreur de ce genre suffisait à flanquer en l'air une affaire devant un tribunal.
-Je crois que vous ne pourrez pas me dire grand-chose de la vertèbre.
En effet, celle-ci était trabéculaire, moins dense que les autres, et ne présentait donc pas une bonne surface pour retenir les traces d'outils.
-On peut quand même la prendre. On ne sait jamais, avec un peu de chance, dit-il tandis que nous pénétrions dans son labo.
Il n'existait pas un seul centimètre carré d'espace dans la pièce. Des bidons de dégraissant et de vernis polyuréthane étaient entassés dans tous les coins où ils pouvaient entrer. Des étagères débordantes d'ossements emballés flanquaient les murs du sol au plafond, et tous les types de scies possibles et imaginables encombraient boîtes et chariots. Les démembrements étaient rares, et je ne connaissais que trois raisons manifestes expliquant qu'un tueur découpe sa victime en morceaux: le transport du corps était plus facile, l'identification du corps était ralentie pour ne pas dire impossible, ou bien tout simplement, le tueur était plus pervers.
Canter rapprocha un tabouret d'un microscope équipé d'un appareil photo. Il écarta un plateau contenant des côtes fracturées et des cartilages thyroïdiens sur lesquels il devait travailler avant mon arrivée.
-Entre autres choses, ce type a reçu des coups de pied dans la gorge, remarqua-t-il d'un air distrait en enfilant ses gants de chirurgie.
Je commentai:
-Charmant. On vit dans un monde formidable.
Il ouvrit le sac zippé dans lequel se trouvait le segment de fémur droit. Comme il ne pouvait le placer sur la platine du microscope sans en couper une section suffisamment mince pour être montée, il me demanda de tenir les cinq centimètres d'os contre le rebord de la table, puis abaissa une lampe en fibre optique jusqu'à l'une des extrémités sciées.
-C'est définitivement une scie Stryker, dit-il après l'avoir examinée. Pour créer une surface aussi lisse, il faut un mouvement alternatif rapide. Regardez, on dirait presque de la pierre polie.
Il s'écarta et je jetai un œil. L'os était brillant et légèrement biseauté, comme de l'eau gelée en légères ondulations. A la différence des autres scies électriques, la Stryker était dotée d'une lame à oscillation qui ne pénétrait pas très loin. Elle n'entamait pas la peau, simplement la surface dure contre laquelle elle était appliquée, comme de l'os ou le plâtre qu'un orthopédiste retirait d'un membre réparé.
Je remarquai:
-De toute évidence, les coupes transversales sur la diaphyse sont les miennes. Ce sont celles qui m'ont permis de retirer la moelle pour l'ADN.
-Mais pas les traces de découpe au couteau.
-Non. Absolument pas.
-Je ne crois pas que nous puissions tirer grand-chose de celles-là.
En général, à moins que l'os ou le cartilage aient été poignardés ou tailladés, les couteaux recouvrent leurs propres traces.
Canter ajusta le microscope tandis que je continuais de tenir le bout d'os:
-Mais la bonne nouvelle, c'est que nous avons quelques traces de faux départ, un trait de coupe et un nombre de dents au centimètre plus larges.
Avant de passer autant de temps avec Canter, je n'y connaissais rien aux scies. L'os est une surface qui retient très bien les traces d'outils, et un trait de coupe ou une rainure se forme lorsque les dents d'une scie mordent dedans. En examinant au microscope les parois et le fond d'une rainure, on peut déduire ce qu'on appelle " une taille de sortie " du côté où la lame est sortie de l'os. La détermination des caractéristiques de chaque dent, le nombre de dents au centimètre (DPC), leur espacement et les stries peuvent révéler la forme d'une lame.
Canter déplaça la lampe pour accentuer les défauts et les striations.
-On peut voir la courbe de la lame, dit-il en désignant plusieurs faux départs sur l'os, là où quelqu'un l'avait entamé, pour recommencer à un autre endroit.
-Ce n'est pas la mienne, remarquai-je. Tout au moins, j'espère être plus habile que ça.
-Etant donné qu'il s'agit également de l'extrémité où se trouvent la plupart des marques de couteau, je vais être d'accord pour dire qu'il ne s'agissait pas de vous. Celui qui a fait ça a d'abord dû découper avec autre chose, puisqu'une lame à oscillation n'entame pas la chair.
-Et la lame de scie ? demandai-je, car je savais ce que j'utilisais à la morgue.
-Les dents sont grandes, six ou sept par centimètre. Ce doit donc être une lame d'autopsie circulaire. Retournons-le.
Il pointa alors la lumière sur l'autre extrémité, celle où il n'y avait pas de faux départs. La surface était polie et biseautée, mais pas de façon identique, pour l'oeil exercé de Canter.
-Il s'agit d'une scie d'autopsie électrique sauteuse avec une grande lame, déclara-t-il. La coupe s'est faite dans plusieurs directions, puisque le rayon de la lame est trop petit pour couper tout l'os d'un seul coup. La personne qui a fait cela a simplement changé de directions, en attaquant sous des angles différents, avec beaucoup d'habileté. Nous avons une légère courbe des rainures, des éclats de sortie réduits au minimum, ce qui encore une fois, dénote une grande habileté dans le maniement de la scie. Je vais accentuer la puissance et voir si nous pouvons améliorer les harmoniques.
Il faisait référence à la distance entre les dents de la scie. Il poursuivit:
La distance est de 0, 23. Nous avons six dents par centimètre, compta-t-il. Mouvement de va-et-vient, ciseau dentelé. A mon avis, celle-ci est la vôtre.
-Vous m'avez eue, je plaide coupable, dis-je avec soulagement.
-C'est ce que je dirais, continua-t-il sans lever les yeux. Je ne vous vois pas vous servant de la scie circulaire.
Les grandes lames d'autopsie circulaires étaient lourdes, leur mouvement continu, et elles détruisaient les os beaucoup plus que les autres. Ce genre de lames étaient généralement utilisées dans les laboratoires ou les cabinets médicaux pour ôter des plâtres.
-Je ne m'en sers qu'en de rares occasions, avec des animaux.
-A deux ou à quatre pattes ?
Je répliquai:
-J'ai déjà retiré des balles chez des chiens, des oiseaux, des chats, et, encore plus mémorable, chez un python abattu au cours d'une saisie de drogue.
-Et moi qui croyais être le seul à m'amuser, dit Canter en examinant un autre os.
Je demandai:
-Trouvez-vous curieux que quelqu'un se serve d'une scie à viande pour quatre démembrements, puis change brusquement d'instrument et utilise ensuite une scie d'autopsie électrique ?
-Si votre théorie à propos des cas en Irlande est exacte, nous sommes en train de parler de neuf cas avec une scie à viande. Tenez, maintenez-moi ça que je puisse prendre une photo.
Je brandis la section du fémur gauche du bout des doigts, et il enclencha un bouton sur l'appareil photo.
-Pour répondre à votre question, cela me semblerait très insolite. Vous parlez de deux profils très différents. La scie à viande est un instrument très manuel, physique, avec quatre dents par centimètre. Elle déchire les tissus, et entraîne beaucoup d'os à chaque coup, les marques sont plus grossières, indiquent quelqu'un de doué et de plus fort. Il est également important de se souvenir que dans chacune des affaires précédentes, le criminel a tranché au niveau des articulations, et non dans la diaphyse, ce qui est aussi très rare.
J'exprimai de nouveau ma conviction:
-Il ne s'agit pas de la même personne.
Canter me prit l'os des mains et me regarda:
-C'est mon avis.
Lorsque je regagnai l'entrée des bureaux du médecin expert, je trouvai Marino toujours au téléphone dans le couloir. Je patientai un peu, puis sortis car j'avais besoin d'air, de soleil, et de contempler quelque chose qui ne soit pas barbare. Environ vingt minutes s'écoulèrent avant qu'il ne finisse par sortir et ne me rejoigne à la voiture.
-Je savais pas que vous étiez là. Si quelqu'un me l'avait dit, j'aurais abrégé ma conversation.
-Aucune importance. Quelle magnifique journée.
Il déverrouilla les portières.
-Comment ça s'est passé ? demanda-t-il en s'installant au volant.
Nous demeurâmes assis sur le parking sans bouger tandis que je lui faisais un bref résumé de ma visite.
-Vous voulez rentrer au Peabody ? demanda-t-il en tapotant le volant du pouce.
Je savais exactement ce que je voulais faire.
-Non. Je crois que le médecin m'a recommandé une visite de Graceland, pour ma santé.
Il enclencha le levier de vitesse sans pouvoir réprimer un grand sourire.
-Nous cherchons la voie express Fowler, indiquai-je, car j'avais étudié la carte.
Il revint à la charge:
-J'aimerais bien que vous m'obteniez son rapport d'autopsie. Je veux voir de mes yeux ce qui lui est arrivé. Comme ça, je serai sûr, et ça ne me minera plus.
Je le regardai.
-Que voulez-vous savoir ?
-Si c'est bien comme ils l'ont dit. Est-ce qu'il est mort sur les toilettes ? Ça, ca m'a toujours fichu en l'air. Vous savez combien j'ai vu de cas comme ça ? demanda-t-il en me jetant un coup d'œil. Que vous soyez un pauvre type ou le président des Etats-Unis, vous tombez raide mort avec une marque de lunette sur le cul. Putain, j'espère que ça m'arrivera pas.
-Elvis a été retrouvé sur le sol de sa salle de bains. Il était nu, et oui, on suppose qu'il a glissé du siège de ses toilettes en porcelaine noire.
-Qui l'a découvert ?
Une sorte de transe inquiète agitait Marino.
-Une petite amie qui se trouvait dans la chambre adjacente. En tout cas, c'est ce qu'on dit.
-Vous voulez dire qu'il est rentré là-dedans en pleine forme, qu'il s'est assis et boum ! Pas de signes avant-coureurs, rien ?
-Tout ce que je sais, c'est qu'il avait joué au squash tôt le matin, et paraissait en bonne santé.
-Vous rigolez, dit Marino, dont la curiosité était insatiable. J'avais jamais entendu cette histoire-là. Je savais pas qu'il pratiquait le squash.
Nous traversâmes une zone industrielle peuplée de trains et de camions, puis dépassâmes des caravanes à vendre. Graceland se dressait au milieu de boutiques et de motels minables, et les alentours ne lui donnaient pas l'air si grandiose. La grande demeure blanche avec ses colonnades paraissait totalement déplacée, un objet de plaisanterie semblable au décor d'un mauvais film.
-Putain, dit Marino en s'engageant sur le parking. Regardez-moi ça, nom de Dieu !
Il continua comme si nous nous étions trouvé à Buckingham Palace, et se gara à côté d'un autocar.
-Vous savez, j'aurais bien aimé le connaître, déclara-t-il avec mélancolie.
-Peut-être auriez-vous pu, s'il avait un peu plus pris soin de lui.
J'ouvris ma portière et il alluma une cigarette.
Au cours des deux heures qui suivirent, nous déambulâmes au milieu de miroirs et de dorures, de moquette pelucheuse et de paons de verre coloré. La voix d'Elvis nous escorta tout le long de cette promenade de son univers. Des centaines de fans étaient arrivés par autocars, et leur passion se lisait sur leurs visages tandis qu'ils écoutaient la visite guidée sur cassettes. Nombre d'entre eux placèrent des fleurs, des cartes et des lettres sur sa tombe, certains versèrent des larmes, comme s'ils l'avaient bien connu.
Nous visitâmes le musée où étaient exposées ses Cadillac roses et mauves, ses Stutz Blackhawk et ses autres voitures. Il y avait également ses avions, son stand de tir, et le Hall of Gold, une galerie d'au moins vingt-cinq mètres de long, où se dressaient des vitrines avec ses Grammy Awards, ses disques d'or et de platine, des trophées et des récompenses dont je concède qu'elles m'impressionnèrent. Je ne pouvais détacher mes yeux des magnifiques costumes dorés brodés de paillettes, des photos de ce qui avait été un être véritablement magnifique et sensuel. Tandis que nous déambulions à travers les pièces, Marino demeurait bouche bée, sans honte aucune, le visage empreint d'une expression presque peinée qui me fit songer à celle d'un adolescent énamouré.
Lorsque nous nous retrouvâmes dehors, dans cet après-midi d'automne frais et lumineux, il me déclara:
-Vous savez, quand il a acheté cet endroit, les gens ne voulaient pas qu'il vienne s'installer ici. Une partie des snobs de cette ville ne l'a jamais accepté. Je crois que ça l'a blessé, d'une certaine façon, c'est peut-être ça qui a eu sa peau, en fin de compte. Vous savez, c'était peut-être la raison pour laquelle il prenait des calmants.
-Il prenait plus que ça, soulignai-je de nouveau alors que nous nous éloignions à pied.
Il sortit ses cigarettes.
-Si vous aviez été le médecin légiste, vous auriez été capable de procéder à son autopsie ?
-Tout à fait.
-Et vous ne lui auriez même pas recouvert le visage ? s'exclama-t-il avec indignation en allumant son briquet.
-Bien sûr que non.
-Eh bien, pas moi.
Il secoua la tête en aspirant une bouffée de fumée.
-Putain, vous auriez pas pu me faire entrer dans la pièce pour un empire.
-J'aurais aimé pouvoir l'examiner. Je n'aurais certainement pas décrété qu'il s'agissait d'une mort naturelle. Les gens devraient savoir la vérité, ça les ferait peut-être réfléchir à deux fois avant de se gaver de Percodan.
Nous nous trouvions en face d'une des boutiques de cadeaux, à l'intérieur de laquelle les gens étaient réunis devant des télévisions qui diffusaient des vidéos d'Elvis. Des haut-parleurs extérieurs sortait Kentucky R~lin, et de ma vie, je n'avais entendu de voix aussi enjouée et puissante. Nous reprîmes notre marche, et j'avouai la vérité à Marino:
-Si vous voulez vraiment le savoir, je suis une fan d'Elvis, et j'ai une collection assez complète de ses disques compacts.
Transporté, il n'en croyait pas ses oreilles.
-Et j'apprécierais que vous ne vous répandiez pas sur le sujet.
Il s'exclama:
-Depuis toutes ces années que je vous connais, et vous m'avez jamais rien dit ? Vous vous foutez pas de moi, hein ? J'aurais jamais cru ça, jamais ! Dites donc, peut-être que maintenant, vous savez que j'ai du goût.
Il continua sur cette lancée tandis que nous attendions une navette pour retourner au parking, puis dans la voiture, ainsi que durant tout le trajet.
-Je me souviens de l'avoir vu à la télé une fois quand j'étais môme dans le New Jersey. Mon vieux est rentré ivre, comme d'habitude, et il a commencé à me gueuler de changer de chaîne. Je l'oublierai jamais.
Il ralentit pour pénétrer dans le Peabody Hotel.
-C'était juillet 1956, et Elvis chantait Hound Dog. Mon père est arrivé en jurant, il a éteint le poste, et je me suis levé pour le rallumer. Il m'a flanqué une claque sur le côté de la tête, et il a de nouveau éteint la télé. Je l'ai rallumée, et puis j'ai marché sur lui. C'est la première fois de ma vie que j'ai levé la main sur lui. Je l'ai envoyé valdinguer contre le mur, et j'ai dit à ce fils de pute que si jamais il retouchait à un cheveu de ma mère ou de moi, je le tuais.
-Et il a recommencé ? demandai-je tandis que le chasseur m'ouvrait la portière.
-Putain, non.
-Alors, il faut rendre grâce à Elvis.
Deux jours plus tard, jeudi 6 novembre, je partis tôt, pour accomplir le trajet de quatre-vingt-dix minutes qui séparait Richmond de l'académie du FBI à Quantico, Virginie. Marino et moi avions pris chacun une voiture, car nous ne savions jamais si une autre affaire n'allait pas nous expédier ailleurs en cours de route. Dans mon cas, il pouvait s'agir d'un accident d'avion ou d'un déraillement de train, quant à Marino, il devait traiter avec la municipalité ou la hiérarchie policière. Ce ne fut donc pas une surprise lorsque mon téléphone de voiture retentit tandis que nous approchions de Fredericksburg. Le soleil brillait par intermittence au milieu des nuages, et il faisait assez froid pour que l'on s'attende à de la neige.
-Scarpetta, annonçai-je en branchant le hautparleur.
La voix de Marino résonna dans ma voiture:
-Le conseil municipal est en train de péter les plombs. D'un côté, on a Mc Kuen, dont la gamine vient d'être renversée par une voiture, et de l'autre, on a encore un autre merdier au sujet de notre affaire, à la télé, dans les journaux, je l'ai aussi entendu à la radio.
Au cours des deux dernières journées, des fuites supplémentaires s'étaient produites. On annonçait que la police avait un suspect dans les meurtres en série, lesquels incluaient cinq cas à Dublin, et qu'une arrestation était imminente.
-Non, mais vous avez entendu ces conneries ? s'exclama-t-il. On parle d'un type qui a peut-être vingt-cinq ans, et qui se serait trouvé à Dublin il y a quelques années ? Pour faire court, le conseil a décidé tout d'un coup d'engager un débat public à propos de la situation, probablement parce qu'ils pensent que c'est sur le point d'être résolu. Il faut bien qu'ils fassent croire aux citoyens que pour une fois, ils ont fait quelque chose.
Il prenait garde à ce qu'il disait, mais bouillait néanmoins de colère.
-Alors il faut que je fasse demi-tour et que je ramène mon cul à la mairie à dix heures. En plus, le chef veut me voir.
Devant moi, je surveillai ses feux de position tandis qu'il approchait d'une bretelle de sortie. Ce matin, les camions et les gens qui allaient tous les jours travailler à Washington encombraient l'autoroute 95. Quelle que soit l'heure à laquelle je partais, et aussi tôt que cela puisse être, la circulation était toujours épouvantable lorsque je me dirigeais vers le nord.
-En fait, ce n'est pas plus mal que vous soyez là-bas. Couvrez également mes arrières, lui dis-je. Je vous recontacterai plus tard, pour vous raconter ce qui s'est passé.
-OK. Et quand vous verrez Ring, tordez-lui le cou de ma part.
J'arrivai à l'académie, où le garde me laissa passer d'un geste de la main, car il connaissait maintenant ma voiture et sa plaque d'immatriculation. Le parking était tellement plein que j'atterris presque dans les bois. De l'autre côté de la route, des rafales d'armes à feu crépitaient sur les champs de tir, et des agents de la DEA, la brigade des stupéfiants, étaient de sortie, en tenue de camouflage, fusils d'assaut à la main, l'air mauvais. L'herbe était lourde de rosée, et je trempai mes chaussures en prenant un raccourci pour rejoindre l'entrée principale du bâtiment de brique jaune baptisé Jefferson.
Dans le hall, des bagages s'entassaient le long des murs et des canapés, car il semblait qu'il y eut toujours des troupes de la National Academy, ou N. A., en partance pour quelque part. L'écran vidéo situé au-dessus du bureau de réception souhaitait une bonne journée à tout le monde, et rappelait de conserver son badge bien en vue. Le mien se trouvait encore dans mon sac, dont je le sortis pour en enrouler la longue chaîne autour de mon cou. J'insérai ensuite une carte magnétique dans une fente, déverrouillant ainsi la porte vitrée ornée du sceau du ministère de la Justice, et suivis un long couloir aux parois de verre.
Plongée dans mes pensées, je regardais à peine les nouveaux agents en kaki et bleu foncé, ou les étudiants de la N. A. en vert. Ils me souriaient ou m'adressaient un hochement de tête en me croisant, mais, bien qu'amicale, j'étais distraite. Je pensais au torse, aux infirmités et à l'âge de la victime, à sa misérable poche dans la chambre froide, où elle resterait plusieurs années, au moins jusqu'à ce que nous découvrions son identité. Je pensais à Keith Pleasants, à mordoc, à des scies et à des lames affûtées.
Lorsque je tournai dans la pièce qui servait au nettoiement des armes, avec ses rangées de comptoirs noirs et ses compresseurs qui soufflaient de l'air dans les entrailles des fusils, l'odeur de solvant envahit mes narines. Ces bruits et ces odeurs m'évoquaient toujours instantanément Wesley et Mark. J'avais le cœur serré d'émotions trop fortes pour moi, lorsqu'une voix familière prononça mon nom.
-On dirait que nous allons dans la même direction, déclara l'enquêteur Ring.
Impeccablement vêtu de bleu marine, il attendait l'ascenseur qui nous emmènerait à dix-huit mètres sous terre, là où Hoover avait bâti son abri antiatomique. Je changeai ma lourde serviette de main, et coinçai ma boîte de diapositives plus confortablement sous un bras.
-Bonjour, dis-je d'un ton affable.
Il tendit la main alors que les portes de l'ascenseur s'ouvraient, et je remarquai qu'il avait les ongles rongés.
-Laissez-moi vous aider.
-Ça va, dis-je, car je n'avais pas besoin de son aide.
Une fois dans l'ascenseur, nous demeurâmes face à la porte, regardant tous les deux droit devant nous, tandis que l'appareil nous emmenait à un niveau aveugle qui se trouvait directement sous le stand de tir intérieur. Ring avait déjà assisté à ce genre de réunions, au cours desquelles il prenait de nombreuses notes, mais aucune de celles-ci n'avait jamais atterri dans les journaux, car il était trop malin pour cela. Si jamais des informations échangées durant des délibérations au FBI avaient été divulguées, il aurait été facile d'en remonter la trace, car nous étions très peu nombreux à pouvoir en constituer la source.
Alors que nous sortions, je déclarai:
-Les informations dont la presse a eu connaissance, je ne sais comment, m'ont consternée.
-Je vous comprends, dit-il avec un air sincère.
Il tint la porte qui menait à un labyrinthe de couloirs abritant l'unité qui avait commencé par être celle des Sciences du Comportement, puis de Soutien aux Investigations, avant de s'appeler maintenant CASKU. Les noms changeaient, mais pas les affaires. Des hommes et des femmes venaient souvent travailler ici alors qu'il faisait encore nuit et repartaient alors qu'il faisait de nouveau nuit, passaient des jours et des années à étudier les infimes détails laissés par les monstres, la moindre empreinte de leurs dents, leurs moindres traces dans la boue, la façon dont ils pensent, dont ils sentent, dont ils haïssent.
Nous approchions d'une autre porte qui menait à une salle de conférences où je séjournais au moins plusieurs jours par mois. Ring reprit: -Plus il y aura d'informations dévoilées, plus la situation empirera. Donner des détails qui peuvent aider la population à nous aider, nous, c'est une chose...
Il continua de parler, mais je ne l'écoutais pas. Dans la salle, Wesley était déjà assis à l'extrémité de la table polie, ses lunettes de lecture sur le nez. Il examinait de grandes photographies qui portaient au dos le cachet du Bureau du shérif de Sussex County. Le détective Grigg était installé quelques chaises plus loin. Une montagne de papiers devant lui, il étudiait une sorte de dessin. De l'autre côté se trouvait Frankel, du VICAP, le programme d'arrestation des grands criminels du FBI, et à l'autre extrémité, ma nièce, qui pianotait sur son ordinateur portable et qui leva les yeux à mon entrée, mais ne dit pas bonjour.
Je pris place à droite de Wesley, comme à mon habitude, ouvris ma serviette et entrepris de ranger des dossiers. Ring s'assit à côté de moi, et continua notre conversation:
-Il nous faut accepter le fait que ce type suit toutes les informations. Ça fait partie du plaisir, pour lui.
Il avait attiré l'attention de tout le monde, et tous les regards étaient fixés sur lui. Seules ses paroles résonnaient dans la pièce silencieuse. Il s'exprimait d'un ton raisonnable et calme, comme si sa seule mission consistait à transmettre la vérité sans attirer indûment l'attention sur lui. Ring était un extraordinaire manipulateur, et ce qu'il annonça ensuite devant mes collègues me mit hors de moi.
-Par exemple, je vous dis ça en toute honnêteté, ajouta-t-il à mon adresse, je ne crois pas que c'était une bonne idée de donner l'âge et la race de la victime. Remarquez, je me trompe peut-être, mais il me semble que moins on en dit, mieux ça vaut pour l'instant, conclut-il en regardant tout le monde.
-Je n'avais pas le choix, rétorquai-je sans pouvoir masquer mon irritation, puisque quelqu'un avait déjà laissé filtrer des informations.
Il insista du même ton sérieux:
-Mais de toute façon, ce genre de chose se produira toujours, et je ne pense pas que cela doive nous obliger à donner des détails avant d'être fin prêts.
Je le fixai, les yeux dans les yeux, pendant que tout le monde nous observait:
-Si la population focalise sur une jeune Asiatique pré pubère disparue, cela ne nous aide en rien.
-C'est également mon avis, intervint Frankel, du VICAP Nous récolterions des dossiers de personnes disparues des quatre coins du pays. Une erreur comme ça doit être rectifiée.
-Une erreur comme ça n'aurait d'abord jamais dû se produire, jeta Wesley en parcourant la pièce du regard par-dessus ses lunettes, une attitude qu'il adoptait lorsqu'il était totalement dépourvu d'humour. Nous avons ce matin avec nous le détective Grigg, de la police de Sussex County, et l'agent spécial Farinelli, ajouta-t-il en regardant Lucy. Elle est analyste technique pour le HRT, dirige le programme d'intelligence artificielle que nous connaissons tous sous le nom de CAIN, et se trouve parmi nous pour nous aider à résoudre un problème informatique.
Ma nièce ne leva pas les yeux tout en continuant de taper sur son clavier, les traits tendus. Le regard braqué sur elle, Ring, lui, semblait vouloir la dévorer des yeux.
-Quel problème informatique ? demanda-t-il sans détourner son attention.
-Nous allons y venir, dit Wesley, qui continua vivement: Laissez-moi d'abord résumer la situation, puis nous entrerons dans les détails. Les caractéristiques de la dernière victime trouvée dans une décharge sont tellement différentes des quatre cas précédents-ou même des neuf précédents, si l'on inclut l'Irlande, que j'en conclus que nous avons affaire à un autre tueur. Le docteur Scarpetta va passer en revue ses découvertes médicales, dont je pense qu'elles montreront de façon très claire que ce modus operandi est profondément atypique.
Nous passâmes presque toute la matinée à détailler mes rapports, schémas et photographies. Ils me posèrent de nombreuses questions, surtout Grigg, qui tenait à saisir chaque nuance, chaque aspect des démembrements en série pour être capable de mieux discerner en quoi celui qui était placé sous sa juridiction différait des autres.
Il me demanda:
-Quelle différence y a-t-il entre couper au niveau des articulations et à travers les os ?
-C'est plus difficile à travers les articulations. Cela demande des notions d'anatomie, et peut-être une certaine expérience.
-Comme quelqu'un qui a été boucher, ou qui a travaillé dans une usine de conditionnement de viande.
-Oui.
-Evidemment, ça, ça irait avec une scie à viande, ajouta-t-il.
-Oui. D'autant plus qu'une scie à viande est très différente d'une scie d'autopsie.
-Comment, exactement ? intervint Ring.
-Une scie à viande est une scie à main, conçue pour couper la chair, les cartilages, l'os, expliquai-je en regardant tout le monde. Elle mesure en général trente-cinq centimètres de long, avec une lame très fine, qui comporte six dents en forme de ciseau par centimètre. Elle demande un mouvement de poussée, et une certaine force de la part de l'utilisateur. A contrario, la scie d'autopsie n'entame pas les tissus, qui doivent d'abord être rabattus avec un instrument du type couteau.
-Ce qui a été utilisé dans ce cas, me dit Wesley.
Je poursuivis mes explications:
-L'os comporte des coupures qui correspondent aux caractéristiques d'un couteau. Une scie d'autopsie a été conçue pour ne travailler que sur des surfaces dures, en utilisant un mouvement oscillatoire de va-et-vient qui ne pénètre qu'un tout petit peu à la fois. Je sais que tout le monde ici connaît bien cela, mais j'ai des photos.
J'ouvris une enveloppe et en sortis des agrandissements des marques de scie que le tueur avait laissées sur les extrémités d'os que j'avais emmenées à Memphis. J'en glissai un à chacun des participants.
-Comme vous pouvez le voir, ici, le trait de scie est multidirectionnel, et a laissé un extrême poli.
-Attendez, que je comprenne bien, intervint Grigg. Ça, c'est exactement la même scie que celle que vous utilisez à la morgue.
-Non, pas exactement la même. J'emploie en général une lame plus grande que celle-ci.
-Mais il s'agit quand même d'une sorte de scie médicale, dit-il en brandissant la photo.
-Exact.
-Et où quelqu'un d'ordinaire pourrait-il trouver un instrument de ce type ?
-Dans un cabinet de médecin, un hôpital, une morgue, une entreprise de matériel médical. Pas mal d'endroits. La vente n'est soumise à aucune restriction.
-Il aurait donc pu la commander sans appartenir au milieu médical.
-Très facilement.
-Ou bien il aurait pu la voler, dit Ring. Il aurait pu décider de faire cette fois-ci quelque chose de différent pour nous déconcerter.
Lucy le regardait, et je vis dans ses yeux une expression que je connaissais. Elle prenait Ring pour un imbécile.
-Si nous avons affaire au même tueur, pourquoi envoie-t-il d'un seul coup des fichiers par l'Internet alors qu'il ne l'a jamais fait non plus ? demanda-t-elle.
-Bonne remarque, dit Frankel avec un hochement de tête.
-Quels fichiers ? demanda Ring en s'adressant à Lucy.
Wesley rétablit l'ordre:
-Nous allons y arriver. Nous avons un modus operandi différent. Nous avons un instrument différent.
Je fis passer des schémas d'autopsie et des photos de mon courrier électronique autour de la table.
-Nous pensons qu'elle a subi une blessure à la tête, à cause du sang dans les voies respiratoires. Nous ignorons s'il y a une différence avec les autres victimes, puisque nous ne connaissons pas, pour ces cas, les causes de la mort. Cependant, tous les examens radiologiques et anthropologiques indiquent que la dernière victime est beaucoup plus âgée que les autres. Nous avons également retrouvé des fibres indiquant qu'elle était recouverte de ce qui semble être une bâche lorsqu'elle a été démembrée, détail qui ne correspond pas non plus aux autres affaires.
J'entrai plus en détail dans la description des fibres et de la peinture, tout en demeurant parfaitement consciente que Ring observait ma nièce en prenant des notes.
-Elle a donc probablement été découpée dans un atelier ou un garage, dit Grigg.
-Je ne sais pas. Comme vous avez pu le voir sur les photos qui m'ont été envoyées par e-mail, tout ce qu'on peut déterminer, c'est qu'elle se trouve dans une pièce aux murs couleur mastic, avec une table.
-Permettez-moi de souligner une fois encore que Keith Pleasants a derrière sa maison un endroit qui lui sert d'atelier, rappela Ring. Il y a là-bas un gros établi, et le bois nu des murs pourrait passer pour de la couleur mastic, ajouta-t-il en me regardant.
Grigg réfléchit d'un air de doute:
-J'ai l'impression que ça doit être drôlement difficile de se débarrasser de tout ce sang.
-Une bâche avec une doublure en plastique peut expliquer l'absence de sang, dit Ring. C'est fait pour ça, pour que rien ne puisse filtrer.
Tout le monde me regarda pour savoir ce que j'en pensais.
-Dans un cas comme celui-ci, il serait extraordinaire de ne pas avoir du sang partout, surtout en tenant compte du fait qu'elle avait encore une pression sanguine lorsqu'elle a été décapitée. On pourrait au moins s'attendre à retrouver du sang dans les fibres du bois, dans des fissures de la table.
-On pourrait procéder à des tests chimiques, dit Ring, maintenant transformé en médecin légiste. Prendre du Luminol. S'il y a du sang, il va réagir et briller dans le noir.
Je rétorquai:
-Le problème du Luminol, c'est qu'il est destructeur. Et nous allons devoir faire des prélèvements pour déterminer l'ADN, et voir s'il y a correspondance. Nous ne tenons donc pas du tout à détruire le peu de sang que nous pourrions trouver.
Grigg confronta Ring du regard:
-De toute façon, les présomptions contre Pleasants ne sont pas assez fortes pour aller visiter son atelier et procéder à des tests.
-Moi, je crois que si, rétorqua Ring en soutenant son regard.
-Pas à moins qu'on ait changé la loi sans me l'annoncer, déclara lentement Grigg.
Wesley observait la scène, évaluant chacun et chaque parole prononcée, comme à son habitude. Il avait en la matière sa propre opinion, et c'était probablement la bonne, mais il demeura silencieux tandis que la dispute continuait.
Lucy tenta d'intervenir:
-Je pensais que...
-L'hypothèse selon laquelle il s'agit d'un tueur qui imite les affaires précédentes me semble extrêmement viable, la coupa Ring.
-Oh, tout à fait, acquiesça Grigg. Simplement, je ne marche pas dans votre théorie à propos de Pleasants.
-Laissez-moi finir, dit Lucy, qui dévisagea les hommes présents d'un regard pénétrant. Je vais vous exposer comment les fichiers ont été expédiés par l'intermédiaire d'America Online à l'adresse électronique du docteur Scarpetta.
Cela me faisait toujours un effet bizarre, lorsqu'elle me désignait par mon titre.
-Moi, ça m'intéresse, déclara Ring en l'observant, le menton appuyé sur une main.
Elle continua:
-Vous avez d'abord besoin d'un scanner, ce qui n'est pas difficile à trouver. Une machine couleur avec une résolution potable, un minimum de 72 points par pouce. Mais celle-ci m'a l'air d'une résolution supérieure, probablement 300 dpi. Il pourrait s'agir tout autant de quelque chose d'aussi simple qu'un scanner à main à 399 dollars, ou bien d'un scanner à défilement qui peut atteindre plusieurs milliers de dollars...
-Et à quel genre d'ordinateur branchez-vous ça ? intervint Ring.
-J'y arrive, répondit Lucy, qui commençait à en avoir assez d'être interrompue sans arrêt. Caractéristiques du système requises: un minimum de 8 Mo de mémoire vive, un moniteur couleur, des logiciels comme Fototouch ou ScanMan, un modem. Il pourrait s'agir d'un Macintosh, un Performa 6116CD, ou même un appareil plus ancien. L'important, c'est que scanner des documents, les intégrer à votre ordinateur et les expédier via l'Internet est un processus accessible au citoyen ordinaire, ce qui explique pourquoi les délits commis par le biais des télécommunications nous occupent tellement ces temps-ci.
-Comme cette grosse affaire de pornographie enfantine et de pédophilie que vous venez de résoudre, souligna Grigg.
-En effet. Encore une fois, des photos expédiées sous forme de fichiers à travers le Web, où les enfants peuvent communiquer avec de parfaits inconnus. Ce qui est intéressant, ici, c'est que scanner du noir et blanc est à la portée de tout le monde. Par contre, dès qu'il s'agit de couleur, cela devient plus sophistiqué. Et dans les photos expédiées au docteur Scarpetta, les cadres et les pourtours sont relativement nets, et il y a peu de bruit de fond.
-Pour moi, c'est quelqu'un qui s'y connaissait, dit Grigg.
-Oui, acquiesça Lucy. Sans qu'il s'agisse pour autant d'un analyste en informatique ou d'un graphiste, pas du tout.
Frankel, qui travaillait également sur les ordinateurs, renchérit:
-De nos jours, n'importe qui peut le faire, pour peu qu'il ait accès à l'équipement et à quelques manuels d'instruction.
-D'accord, les photos ont été scannées et introduites dans l'ordinateur, dis-je à Lucy. Mais ensuite ? Par quel chemin sont-elles arrivées jusqu'à moi ?
-D'abord, tu charges le fichier, qui dans ce cas est un fichier graphique, ou. GIF. Ensuite, pour réussir à expédier ça, tu dois déterminer le nombre de bits de données, d'éléments d'arrêt, le format, la configuration appropriée. C'est là que ce n'est pas facile pour l'utilisateur lambda, mais AOL le fait entièrement à ta place. Donc, envoyer les fichiers, dans ce cas, est simple: tu charges, et tu expédies, conclut-elle en me regardant.
Wesley intervint:
-Ce qui, à la base, s'est fait par l'intermédiaire des lignes téléphoniques.
-Exactement.
-On peut remonter cette piste-là ?
-La brigade 19 travaille déjà dessus, dit Lucy en faisant allusion à l'unité du FBI qui enquêtait sur les utilisations illégales de l'Internet.
Wesley souligna:
-Mais je ne sais pas comment nous pourrions qualifier le délit. Si les photos sont truquées, ce pourrait être de l'obscénité, ce qui n'est pas illégal, malheureusement.
-Les photos ne sont pas truquées, assurai-je.
Il soutint mon regard:
-Difficile à prouver.
-Et si elles ne sont pas truquées ? demanda Ring.
-Alors, ce sont des pièces à conviction.
Il ajouta après un silence:
-Violation de l'article dix-huit, paragraphe huit cent soixante-seize. Courrier menaçant.
-Menaces envers qui ? demanda Ring.
Wesley ne m'avait pas quittée des yeux.
-Envers le destinataire, de toute évidence.
-Il n'y a pas eu de menace formelle, lui rappelai-je.
-Tout ce qu'il nous faut, c'est suffisamment d'éléments pour un mandat.
-Mais nous devons d'abord trouver le responsable, rétorqua Ring en s'étirant sur sa chaise et en bâillant comme un chat.
Lucy répliqua:
-Nous avons établi une surveillance vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Nous guettons une reconnexion.
Elle continuait à taper sur le clavier de son portable, vérifiant le flot constant de messages.
-Mais imaginez un système de communications téléphoniques planétaire, avec environ quarante millions d'utilisateurs, et pas d'annuaire pas d'opérateurs, pas d'aide à la recherche: voilà l'Internet. Il n'existe pas de liste de membres, et AOL non plus n'en a pas, à moins que vous ayez volontairement choisi d'établir votre profil. Dans le cas qui nous préoccupe, nous ne disposons que du faux nom mordoc.
-Comment savait-il où expédier le courrier du docteur Scarpetta ? intervint Grigg en me regardant.
Je le lui expliquai, puis demandai à Lucy:
-Tout ça se règle par carte de crédit ? Elle hocha la tête.
-Nous avons au moins remonté cette piste-là. Une carte American Express au nom de Ken L. Perley. Un professeur de collège à la retraite, âgé de soixante-dix ans, qui vit seul à Norfolk.
-A-t-on la moindre idée de la façon dont quelqu'un a pu avoir accès à sa carte ? dit Wesley.
-Il semble que Perley n'utilise pas beaucoup ses cartes de crédit. La dernière fois, c'était dans un restaurant de Norfolk, le Red Lobster. Il y a dîné le 2 octobre avec son fils. L'addition se montait à vingt-sept dollars et trente cents, y compris le pourboire, qu'il a inclus sur la carte. Ni son fils ni lui n'ont relevé de détail inhabituel ce soir-là. Mais au moment de payer l'addition, la carte de crédit est restée au vu de tous sur la table un bon moment, car il y avait foule dans le restaurant. A un moment donné, Perley s'est rendu aux toilettes, et le fils est sorti fumer une cigarette.
-Bon sang, ça, c'était malin ! Un des serveurs a-t-il remarqué quelqu'un qui se serait approché de la table ? demanda Wesley à Lucy.
-Comme je vous l'ai dit, le restaurant était plein. Nous passons en revue tous les règlements effectués ce soir-là, pour obtenir une liste des clients. Le problème, ce sera les gens qui ont payé en liquide.
-Et je suppose qu'il est trop tôt pour que la facture AOL ait été débitée sur la carte American Express de Purley.
-Exact. D'après AOL, le compte a été ouvert très récemment. Une semaine après le dîner au Red Lobster, pour être précis.
Lucy ajouta:
Perley se montre très coopératif. Et AOL a laissé le compte ouvert sans le débiter, au cas où le coupable voudrait envoyer autre chose.
Wesley eut un hochement de tête.
-Bien que nous ne puissions pas en être certains, nous devons considérer que le tueur, au moins dans l'affaire de la décharge Atlantic, a pu se trouver à Norfolk il y a un mois.
Je soulignai encore une fois:
-Cette affaire paraît définitivement locale.
-Est-il possible que l'un des corps ait été réfrigéré ? demanda Ring.
Wesley répliqua promptement:
-Pas celui-ci, en tout cas. Jamais de la vie. Ce type-là n'a pas supporté de regarder sa victime. Il a été obligé de la recouvrir, de couper à travers l'étoffe, et à mon avis, ne s'est pas beaucoup éloigné avant de s'en débarrasser.
-" Le tueur avait un cœur de rosière " ? dit Ring, sarcastique.
Lucy, les traits tendus, actionnait les touches de son clavier, et lisait ce qui s'affichait sur son portable. -On vient d'avoir quelque chose de la brigade 19, intervint-elle en continuant de faire défiler son écran. Mordoc s'est connecté il y a cinquante-six minutes. Il a envoyé un e-mail au président, déclara-t-elle en levant les yeux sur nous.
Le message électronique avait été directement expédié à la Maison-Blanche, ce qui n'était guère compliqué, puisque l'adresse était publique et disponible pour n'importe quel utilisateur de l'Internet. Le texte, curieusement composé en minuscules, une fois encore, et utilisant les espaces en guise de ponctuation, était le suivant: des excuses sinon je commence en france.
Des coups de feu en provenance du stand de tir au-dessus grondaient sourdement, comme si là-haut dans le lointain se déroulait une guerre aux échos étouffés. Wesley me dit:
-Ce message implique un certain nombre de choses, qui ne font que renforcer mon inquiétude à ton sujet.
Il s'arrêta près du distributeur d'eau potable.
-Je crois que tout ça n'a rien à voir avec moi, mais bien plutôt avec le président des Etats-Unis.
-Si tu veux mon avis, ce message est symbolique, et ne doit pas être pris au pied de la lettre, rétorqua-t-il.
Nous reprîmes notre marche, et il continua:
-Je crois que le tueur est mécontent, furieux, convaincu qu'une ou plusieurs personnes détentrices de pouvoir sont responsables de ses problèmes.
Tandis que nous prenions l'ascenseur pour remonter, il consulta sa montre:
-Je peux te payer une bière avant ton départ ?
-Pas si c'est moi qui conduis. Mais tu peux me persuader d'accepter un café, ajoutai-je avec un sourire.
Nous traversâmes la salle de nettoyage, où des dizaines d'agents du FBI et de la DEA démontaient leurs armes, les essuyaient et les passaient à l'air comprimé. Ils nous adressèrent des regards curieux, et je me demandai si les rumeurs étaient arrivées jusqu'à eux. Ma liaison avec Wesley était depuis longtemps un sujet de commérage à l'académie, ce qui me dérangeait plus que je ne le laissais paraître. La plupart des gens étaient apparemment persuadés que sa femme l'avait quitté à cause de moi, alors qu'en fait, elle l'avait quitté pour un autre homme.
Au rez-de-chaussée, un mannequin défilait en présentant les derniers modèles de sweat-shirts et de treillis, et la queue était longue à la cafétéria, dont les fenêtres étaient décorées de potirons et de dindes pour Thanksgiving. Plus loin, dans la salle de réunion, le son de la télévision résonnait fortement, et beaucoup de gens en étaient déjà au pop-corn et à la bière. Nous nous installâmes le plus possible à l'écart, et dégustâmes tous les deux notre café.
-Quel est ton point de vue sur le lien avec la France ? demandai-je.
-Cet individu est de toute évidence intelligent, et se tient au courant de l'actualité. Nos relations avec la France ont été très tendues pendant leurs essais nucléaires. Tu te souviens peut-être des incidents, des actes de vandalisme et du boycott des vins et des produits français. Il y a eu énormément de manifestations devant les ambassades de France, et les Etats-Unis ont été très impliqués là-dedans.
-Mais cela remonte à deux ans !
-Aucune importance. Ce genre de violence met un certain temps à disparaître des esprits.
Par la fenêtre, il fixa l'obscurité qui tombait petit à petit.
-Et puis, plus précisément, la France n'apprécierait guère que nous exportions chez elle un serial killer. Je ne peux que supposer que c'est là la signification du message de mordoc. Depuis des années, la police française, et celles d'autres pays européens, s'inquiètent de ce que notre problème finisse par devenir le leur. Comme si la violence était une maladie qui puisse se répandre.
-Ce qui est effectivement le cas.
Il acquiesça d'un hochement de tête et reprit sa tasse de café.
Je remarquai:
-Si nous étions certains qu'il s'agit du même individu qui a tué dix personnes ici et en Irlande, le message paraîtrait plus logique.
Il répéta d'un air fatigué:
-Nous ne pouvons écarter aucune hypothèse, Kay.
Je secouai la tête:
-Ce dernier tueur endosse la responsabilité des meurtres de quelqu'un d'autre, et nous menace. Il ignore probablement à quel point son modus operandi diffère de ce que nous avons vu par le passé. Bien évidemment, nous ne pouvons exclure aucune possibilité, mais je sais ce que me disent mes examens, Benton, et je suis persuadée que l'identification de la dernière victime va constituer la clé qui va nous permettre d'élucider l'affaire.
-Mais tu crois toujours cela, dit-il dans un sourire tout en jouant avec sa cuiller à café.
-Parce que je sais pour qui je travaille. En ce moment, je travaille pour cette pauvre femme dont le torse est rangé dans ma chambre froide.
La nuit était maintenant complètement tombée, et la salle se remplissait rapidement d'hommes et de femmes à l'air sain et bien portant vêtus de treillis de couleurs différentes suivant leurs affectations. Le bruit rendait la conversation difficile, et j'avais besoin de voir Lucy avant de partir.
-Tu n'aimes pas Ring, remarqua Wesley en tendant le bras derrière lui pour ôter sa veste du dossier de sa chaise. Il est intelligent, pourtant, et il a l'air sincèrement motivé.
-Sur ce dernier point, ton profil est complètement faux, dis-je en me levant. Mais tu as raison sur le premier: je ne l'aime pas. -Ton attitude ne laissait aucun doute à cet égard.
Nous contournâmes des gens qui cherchaient des sièges, et s'installaient avec des chopes de bière.
-Je crois qu'il est dangereux.
-Il est vaniteux et veut se faire un nom, dit Wesley.
Je le regardai:
-Et tu ne crois pas que ce soit dangereux ?
-Cela peut s'appliquer à presque tous les gens avec qui j'ai travaillé un jour.
-Sauf moi, j'espère.
-Toi, tu es l'exception à presque tout ce qui pourrait me venir à l'esprit, docteur Scarpetta.
Nous remontions un long corridor qui menait au hall d'entrée, et je n'avais pas envie de quitter Wesley tout de suite. Je me sentais perdue, sans savoir exactement pourquoi.
-Je serais ravie que nous puissions dîner ensemble, mais Lucy a quelque chose à me montrer.
-Et qu'est-ce qui te fait croire que je ne suis pas déjà pris ? demanda-t-il en me tenant la porte.
Cette perspective m'ennuya, même si je savais qu'il me taquinait.
Nous nous dirigions maintenant vers le parking, et il continua:
-Attendons que je puisse m'échapper d'ici. Ce week-end, peut-être, nous pourrons nous détendre un peu. Cette fois-ci, c'est moi qui ferai la cuisine. Où es-tu garée ?
-Là-bas, dis-je en pointant la clé télécommandée.
Les portières se déverrouillèrent, et la lumière intérieure s'alluma. Comme d'habitude, comme cela avait toujours été le cas lorsque nous redoutions que quelqu'un puisse nous voir, nous n'échangeâmes pas un geste.
-Quelquefois, je déteste cette situation, dis-je en montant dans ma voiture. Parler de démembrements, de viol et de meurtre toute la journée ne pose aucun problème, par contre, s'enlacer ou se tenir la main, bonté divine, pourvu que personne ne voie cela !
Je mis le contact, et continuai:
-C'est normal, ça ? Pourtant, notre liaison n'est plus cachée, et nous ne commettons pas de crime.
Je tirai ma ceinture de sécurité sur ma poitrine.
-Est-ce qu'il y aurait au FBI une règle tacite de confidentialité dont personne ne m'aurait informée ?
-Oui.
Il m'embrassa sur les lèvres tandis qu'un groupe d'agents passait devant nous.
-Mais ne le dis à personne.
Quelques minutes plus tard, je me garai devant l'ERF, l'unité de recherche en ingénierie, un gigantesque bâtiment futuriste où le FBI procédait au développement de recherches techniques ultrasecrètes. Si Lucy savait tout ce qui se passait dans les laboratoires de l'ERF, elle n'en disait rien, et je n'étais admise que dans une toute petite partie du bâtiment, même lorsqu'elle me servait d'escorte. Elle m'attendait devant la porte d'entrée. Je pointai ma clé sur ma voiture, sans succès.
-Ici, la télécommande ne fonctionne pas, rappela-t-elle.
Je jetai un coup d'œil au toit à l'allure inquiétante avec sa forêt d'antennes et de paraboles, poussai un soupir tout en fermant ma voiture à clé manuellement et marmonnai:
-Après tout ce temps, je devrais m'en souvenir, quand même.
Elle appliqua son pouce sur une serrure biométrique tout en m'annonçant:
-Ton ami enquêteur, M. Ring, a essayé de me raccompagner jusqu'ici après la réunion.
-Ce n'est pas mon ami.
Le hall d'entrée était haut de plafond, décoré de vitrines encombrées de matériel radio et électronique obsolète, utilisé par les forces de police avant la construction de l'ERF.
-Il m'a de nouveau demandé de sortir avec lui.
Le silence et le sentiment que ce bâtiment était vide m'impressionnaient toujours. Les couloirs monochromes paraissaient interminables. Chercheurs et ingénieurs travaillaient derrière des portes fermées, dans des espaces assez grands pour abriter voitures, hélicoptères et petits avions. Des centaines de membres du Bureau étaient employés à l'ERF, et pourtant, ils n'entretenaient quasiment aucun contact avec les autres services et nous ne connaissions même pas leurs noms.
-Je suis sûre qu'il y a des millions de gens qui voudraient te demander de sortir avec eux, dis-je tandis que nous pénétrions dans un ascenseur, et que Lucy appliquait encore une fois l'empreinte de son pouce sur un scanner.
-En général, pas quand ils m'ont un peu fréquentée.
-Je ne sais pas, je n'ai pas encore réussi à me débarrasser de toi.
Mais elle était très sérieuse.
-Dès que je commence à parler boutique, ça leur coupe le sifflet. Pourtant, il y en a toujours un qui est tenté de relever le défi, si tu vois le genre.
-Je ne vois que trop bien.
-Tante Kay, Ring a une idée bien précise derrière la tête, en ce qui me concerne.
-Tu n'essayes pas de deviner laquelle ? Eh, dis donc, où m'emmènes-tu ?
-Je ne sais pas, mais je sens un truc.
Elle ouvrit une porte qui menait au laboratoire de recherches sur l'environnement virtuel et ajouta:
-Il m'est venu une idée assez intéressante.
Les idées de Lucy étaient plus qu'intéressantes. D'habitude, elles étaient effrayantes. Je la suivis dans une pièce où les ordinateurs graphiques et les systèmes de traitement virtuel s'empilaient les uns sur les autres, et où claviers d'ordinateurs, outils, périphériques du genre gants et casques de contrôle jonchaient les paillasses. D'énormes écheveaux de câble électrique sortaient de l'étendue de linoléum vierge où Lucy se perdait quotidiennement dans le cyberespace.
Elle s'empara d'une télécommande, et deux écrans vidéo s'allumèrent avec un clignotement. Je reconnus les photos que mordoc m'avait envoyées. Sur ces écrans, elles étaient énormes, en couleurs, et l'inquiétude me gagna.
Je demandai à ma nièce:
-Qu'est-ce que tu fais ?
-L'immersion dans un environnement permet-elle véritablement d'améliorer l'efficacité de l'opérateur, telle a toujours été la question de base, répondit-elle en manipulant des commandes informatiques. Tu n'as jamais eu l'opportunité de te trouver plongée dans cet environnement. Celui de la scène du crime.
Nous contemplâmes toutes les deux les moignons ensanglantés et les membres alignés sur l'écran, et un frisson me parcourut. Lucy continua:
-Suppose que cette occasion se présente maintenant ? Suppose que tu puisses te trouver dans la pièce de mordoc ?
Je voulus l'interrompre, mais elle m'en empêcha. Elle en devenait presque folle, quand elle se mettait dans cet état.
-Que pourrais-tu voir d'autre ? Que pourrais-tu faire d'autre ? Que pourrais-tu découvrir de plus sur la victime et sur le tueur ?
Je protestai:
-Je ne sais pas si je peux utiliser quelque chose comme ça !
-Bien sûr que si. Le seul truc que je n'ai pas eu le temps d'ajouter, c'est le son artificiel. Enfin, à l'exception des bruitages enregistrés habituels. Un bruit de succion, c'est quelque chose qui s'ouvre, un cliquetis, c'est un interrupteur qui allume ou éteint, un " ding " signifie généralement que tu viens de heurter quelque chose.
-Bon sang, de quoi parles-tu, Lucy ? demandai-je tandis qu'elle s'emparait de mon bras gauche.
Elle enfila soigneusement sur ma main un gant de contrôle, et s'assura qu'il était bien ajusté.
-Pour la communication humaine, on utilise les signes. On peut également utiliser ces signes, ou positions, comme on les appelle, pour communiquer avec l'ordinateur, expliqua-t-elle.
Des senseurs en fibre optique montés sur le dos du gant de Lycra noir étaient reliés à un câble qui menait à l'ordinateur-hôte haute performance sur le clavier duquel Lucy avait pianoté. Elle prit ensuite un appareil monté sur un casque connecté à un autre câble, et mes pulsations cardiaques s'accélérèrent quand je la vis se diriger vers moi.
-Un VPL Eyephone HRX, annonça-t-elle avec entrain. Le même que celui qu'ils utilisent au centre de recherches de la NASA à Ames. C'est d'ailleurs là que je l'ai découvert, ajouta-t-elle en ajustant des câbles et des lanières. Trois cent cinquante mille éléments de couleurs, une résolution extraordinaire et un large champ de vision.
Elle me plaça le casque sur la tête. Il était lourd et me recouvrait les yeux.
-Ce que tu vois, ce sont des écrans à cristaux liquides, des écrans vidéo classiques. Du verre épais, des électrodes et des molécules qui font plein de trucs géniaux. Qu'est-ce que tu ressens ?
-J'ai l'impression que je vais tomber et suffoquer.
Je commençais à paniquer, comme la première fois que j'avais pratiqué la plongée sous-marine.
-Mais non, ni l'un, ni l'autre, dit-elle d'un ton patient, tandis qu'elle me maintenait d'une main. Détends-toi. C'est normal de se sentir phobique, au début. Je vais te dire comment faire. Ne bouge pas, et respire profondément. Je vais te connecter.
Elle procéda à des réglages, resserra l'appareil autour de ma tête, puis retourna à l'ordinateur. Je me sentais totalement déséquilibrée et aveugle, une minuscule télévision devant chaque œil.
-D'accord, on y va. Je ne sais pas si ça servira à quelque chose, mais ça ne peut pas faire de mal d'essayer.
Il y eut un cliquetis de touches, et je me retrouvai projetée dans cette pièce. Lucy commença à me donner des instructions sur la façon d'utiliser ma main pour avancer à des vitesses différentes, reculer, attraper ou relâcher. Je remuai l'index, claquai des doigts, rapprochai mon pouce de ma paume, et agitai le bras devant ma poitrine tout en ruisselant de sueur. Je passai cinq minutes à marcher au plafond et sur les murs, et me retrouvai à un moment au sommet de la table où le torse reposait sur sa bâche bleue, piétinant la morte et les pièces à conviction.
-Je crois que je vais vomir, annonçai-je.
-Une minute, ne bouge plus. Reprends ton souffle.
J'allais ajouter quelque chose lorsque j'esquissai un geste, et me retrouvai instantanément sur le sol virtuel, comme si je venais de tomber du ciel.
-C'est pour ça que je t'ai dit de ne plus bouger, dit-elle en observant ce que je faisais sur l'écran. Maintenant, tends la main, et pointe les deux premiers doigts dans la direction d'où vient ma voix. Ça va mieux ?
-Oui.
Je me trouvais debout sur le sol de la pièce, comme si la photo venait de prendre vie, en taille réelle et en trois dimensions. Je regardai autour de moi, et ne distinguai en fait rien d'autre que ce que j'avais déjà vu lorsque Vander avait agrandi l'image, mais ce que je percevais maintenant était altéré par ce que cet appareil me faisait ressentir.
Les murs couleur mastic portaient de légères décolorations que j'avais jusque-là attribuées à l'humidité à laquelle on peut s'attendre dans un sous-sol ou un garage. Celles-ci paraissaient maintenant différentes, plus uniformément réparties, et par endroits si pâles que je les distinguais à peine. Du papier peint avait autrefois recouvert la peinture mastic sur ces murs, du papier qui avait été enlevé sans être remplacé, tout comme le coffrage et la tringle. Il y avait encore de petits trous à la place des fixations, au-dessus de la fenêtre aux stores vénitiens fermés.
Mon cœur se mit à battre plus fort.
-Ce n'est pas là que ça s'est produit.
Lucy demeura silencieuse.
-Elle a été amenée là après sa mort pour être photographiée. Le crime et le démembrement n'ont pas eu lieu à cet endroit.
-Que vois-tu ? demanda Lucy.
Je remuai la main et me rapprochai de la table virtuelle, puis pointai du doigt les murs virtuels, pour montrer à Lucy ce que je voyais.
-Où a-t-il branché la scie d'autopsie ? dis-je.
Je ne voyais qu'une prise électrique, et elle se trouvait au bas d'un mur. Je continuai:
-Et la bâche viendrait de là aussi ? Ça ne va pas avec tout le reste. Il n'y a pas de peinture, pas d'outils, ajoutai-je en examinant les alentours. Et regarde le sol. Le bois paraît plus clair sur les bords, comme s'il y avait eu un tapis. Personne ne met de tapis dans un atelier, non ? Ni de papier peint ou de rideaux ? Où sont les prises pour l'outillage électrique ?
-Qu'est-ce que tu ressens ?
-J'ai le sentiment d'être chez quelqu'un, dans une pièce dont le mobilier a été déménagé, à l'exception d'une sorte de table, qui a été recouverte de quelque chose, peut-être un rideau de douche, je ne sais pas. La pièce dégage une atmosphère domestique.
Je tendis la main et tentai de toucher le bord de la bâche, comme si je pouvais le soulever et révéler ce qui se trouvait en dessous. Tout en examinant la pièce, des détails m'apparurent avec tant de clarté que je me demandai comment ils avaient pu m'échapper auparavant. Des fils électriques du plafond étaient à nu, juste au-dessus de la table, comme si un lustre ou un appareil électrique de ce genre avait été un jour suspendu là.
Je demandai:
-La perception des couleurs n'a pas changé ?
-Non, ce devrait être la même.
-Alors, il y a encore autre chose. Ces murs, dis-je en les touchant. Dans cette direction la couleur s'éclaircit. Il y a une ouverture. Une porté, peut-être, à travers laquelle passe la lumière.
-Il n'y a pas de porte sur la photo, me rappela Lucy. Tu ne peux voir que ce qui est là.
C'était étrange, mais l'espace d'un instant, je crus sentir son sang, l'odeur âcre de la chair morte depuis plusieurs jours. La texture pâteuse de sa peau me revint, ainsi que les éruptions curieuses qui m'avaient fait me demander si elle n'avait pas un zona.
-Elle n'a pas été tuée au hasard, dis-je.
-Mais les autres, si ?
-Les autres cas n'ont rien de commun avec celui-ci. J'ai une image dédoublée. Tu peux arranger ça ?
-Disparité de l'image rétinienne verticale.
Je sentis sa main sur mon bras.
-En général, ça disparaît au bout de quinze ou vingt minutes. Il est temps de faire une pause.
-Je ne me sens pas très bien.
-Défaut d'alignement dans la rotation de l'image. Fatigue visuelle, maladie de la simulation, mal du cyberespace, appelle ça comme tu voudras. Cela entraîne des troubles de la vision, des larmes, et même des nausées.
Impatiente d'ôter le casque, je me retrouvai de nouveau sur la table, le visage dans le sang, avant d'avoir pu me débarrasser des écrans vidéo.
Lorsque Lucy m'aida à enlever le gant, mes mains
tremblaient, et je m'assis par terre.
-Ça va ? demanda-t-elle gentiment.
-C'était affreux.
-Alors, nous avons réussi.
Elle reposa le casque et le gant sur une paillasse.
-Tu as été immergée dans l'environnement. C'est ce qui doit se passer.
Elle me tendit des mouchoirs en papier, et je m'essuyai le visage.
-Et l'autre photo ? Tu veux faire celle-là aussi ? demanda-t-elle. Celle avec les pieds et les mains ?
-J'ai passé largement assez de temps dans cette pièce, lui dis-je.
Je conduisis hagarde, jusqu'à chez moi. J'avais passé l'essentiel de ma vie professionnelle à me rendre sur des scènes de crimes, mais aucune d'entre elles n'était jamais venue jusqu'à moi de cette façon. La sensation de se trouver à l'intérieur de la photographie, imaginer que je pouvais humer et sentir ce qui restait du corps, tout cela m'avait profondément bouleversée. Il était presque minuit lorsque je pénétrai dans mon garage, et je déverrouillai ma porte à toute vitesse. Une fois à l'intérieur, je débranchai l'alarme, puis retournai immédiatement fermer la porte et la verrouiller de nouveau. J'examinai les lieux pour m'assurer que rien n'avait bougé. J'allumai un feu dans la cheminée, puis me préparai un verre. La cigarette me manquait, une fois encore. Je mis de la musique pour me tenir compagnie, puis me rendis dans mon bureau pour voir ce qui pouvait bien m'y attendre. J'y trouvai divers fax et messages téléphoniques, ainsi qu'une nouvelle transmission par e-mail. Cette fois-ci, tout ce que mordoc avait trouvé, c'était de me répéter: tu te crois si intelligente. J'étais en train d'imprimer le message en me demandant si la brigade 19 l'avait vu, elle aussi, lorsque le téléphone sonna et me fit sursauter.
-Salut, dit Wesley. Je voulais juste être sûr que tu étais bien rentrée.
-J'ai encore du courrier, lui annonçai-je en lui décrivant ce dont il s'agissait.
-Fais une sauvegarde et va te coucher.
-Il est difficile de ne pas y penser.
-C'est exactement ce qu'il veut, que tu passes la nuit à y penser. Son pouvoir est là, c'est ça le jeu.
Je me sentais encore un peu nauséeuse, et pas dans mon assiette.
-Mais pourquoi moi ?
-Parce que tu représentes un défi, Kay. Même pour les gens gentils, comme moi. Va dormir, nous parlerons de tout ça demain. Je t'aime.
Mais mon sommeil fut de courte durée. Quelques minutes après quatre heures, mon téléphone sonna de nouveau. Il s'agissait cette fois-ci du docteur Hoyt, un médecin généraliste de Norfolk, qui faisait fonction de médecin légiste de l'Etat depuis vingt ans. Il approchait des soixante-dix ans, mais demeurait vif comme un gardon et plus lucide que jamais. Ne l'ayant jamais vu s'alarmer de quoi que ce soit, le ton de sa voix me déconcerta.
-Docteur Scarpetta, je suis désolé de vous déranger, annonça-t-il avec un débit extrêmement rapide. Je suis sur Tangier Island.
La seule chose saugrenue qui me vint à l'esprit, ce furent les tourtes au crabe, les crab cakes.
-Qu'est-ce que vous fabriquez là-bas ?
Je redressai mes oreillers, attrapai un bloc-notes et un stylo.
-J'ai été appelé tard hier, et j'ai passé la moitié de la nuit ici. Le garde-côte a dû m'amener dans une de leurs vedettes, et je déteste les bateaux, on est secoué et battu pire que des œufs en neige. En plus, il faisait un froid de canard.
Je ne comprenais rien à ce qu'il me racontait.
-La dernière fois que j'ai vu un truc comme ça, c'était au Texas, en 1949, continua-t-il à toute vitesse, quand je faisais mon internat et que j'allais me marier...
Je fus obligée de l'interrompre:
-Plus lentement, Fred. Recommencez, racontez-moi ce qui s'est passé.
-Une femme de Tangier, âgée de cinquante-deux ans. Morte dans sa chambre, depuis au moins vingt-quatre heures, probablement. Elle a de grosses éruptions en plaques sur la peau. Elle en est couverte, de la paume des mains jusqu'à la plante des pieds. Et aussi dingue que cela puisse paraître, on dirait la variole.
Je sentis ma gorge se dessécher.
-Vous avez raison, c'est dingue. Il ne pourrait pas s'agir de la varicelle ? Cette femme ne pouvait pas être immunodéprimée ?
-Je ne sais rien d'elle, mais je n'ai jamais vu une varicelle comme ça. Les éruptions obéissent au schéma de la variole. Elles sont en plaques, comme je vous l'ai dit, toutes à peu près au même stade d'évolution, et plus on s'éloigne du milieu du corps, plus la densité est forte. Elles sont donc plus concentrées sur le visage et les extrémités.
Je repensai au torse, aux petites zones d'éruptions dont j'avais conclu qu'il devait s'agir d'un zona, et la crainte m'envahit. Je ne savais pas où était morte la victime, mais j'étais persuadée que ce devait être en Virginie. Et Tangier Island, une minuscule île en barrière de la Chesapeake Bay, dont l'économie était basée sur la pêche au crabe, se trouvait en Virginie.
-Il y a des drôles de virus qui se baladent, ces temps-ci, disait le docteur Hoyt.
-C'est vrai, acquiesçai-je, mais Hanta, Ebola, le HIV, la fièvre dengue et les autres ne provoquent pas le genre de symptômes que vous venez de décrire. Ce qui ne veut pas dire qu'il ne s'agisse pas de quelque chose d'autre, que nous ignorons.
-Je connais la variole, je suis assez vieux pour l'avoir vue de mes propres yeux. Mais je ne suis pas expert en maladies infectieuses, Kay, et je ne connais fichtre rien à tout ce que vous savez. Pourtant, quoi que ce puisse être, le fait est que cette femme est morte, et que c'est une sorte de variole qui l'a tuée.
-De toute évidence, elle vivait seule.
-Oui.
-Et quand a-t-elle été vue en vie pour la dernière fois ?
-Le chef est en train d'essayer de le découvrir.
-Quel chef ?
-La police de Tangier n'a qu'un officier, c'est le chef. Je suis en ce moment dans sa caravane, j'utilise son téléphone.
-Il n'entend pas cette conversation, j'espère ?
-Non, non, il est dehors en train de parler aux voisins. J'ai fait de mon mieux pour leur soutirer des informations, mais sans grand résultat. Vous êtes déjà venue par ici ?
-Non, jamais.
-Eh bien, disons qu'il n'y a pas beaucoup de renouvellement des espèces. Il doit y avoir trois noms de famille sur l'île en tout et pour tout. La plupart des gens grandissent ici et ne vont jamais sur le continent. Il est sacrément difficile de comprendre un traître mot de ce qu'ils racontent, c'est un dialecte que vous n'entendrez nulle part ailleurs.
-Personne ne touche au corps jusqu'à ce que j'aie une meilleure idée de ce que c'est, dis-je en déboutonnant mon pyjama.
Il demanda:
-Que voulez-vous que je fasse ?
-Que le chef de la police garde la maison. Personne n'y entre ou ne s'en approche jusqu'à ce que je le dise. Rentrez chez vous, je vous appellerai plus tard dans la journée.
Les labos n'avaient pas procédé à l'examen microbiologique du torse, et je ne pouvais plus attendre. Je m'habillai en vitesse, maladroitement, comme si mes facultés motrices m'avaient abandonnée. Je roulai à tombeau ouvert en direction du centre ville, à travers des rues désertes, et il était près de cinq heures lorsque je me garai sur mon emplacement réservé derrière la morgue. Lorsque je m'introduisis dans la baie de déchargement, je fis sursauter le gardien de nuit, et réciproquement.
Doux Jésus, docteur Scarpetta ! s'exclama Evans, que j'avais toujours connu à ce poste depuis que je travaillais là.
-Désolée, m'excusai-je, le cœur battant. Je ne voulais pas vous faire peur.
-Je faisais ma ronde. Tout va bien ?
-J'espère que oui, dis-je en passant devant lui.
-Il y a un cas qui doit arriver ? demanda-t-il en me suivant le long de la rampe.
J'ouvris la porte menant à l'intérieur, et le regardai.
-Pas que je sache.
Ma réplique le plongea dans un abîme de perplexité, car il ne comprenait pas pourquoi je me trouvais là si aucune arrivée n'était prévue. Il se mit à secouer la tête tout en retournant vers la porte qui menait au parking. De là, il regagnerait le hall de Consolated Labs, tout à côté, où il s'installerait devant une petite télévision à l'image tremblotante, jusqu'à ce qu'il soit temps de refaire sa ronde. Pour rien au monde, Evans n'aurait mis un pied à la morgue. Il ne comprenait pas comment quiconque était capable d'y entrer, et je savais qu'il avait peur de moi.
-Je ne resterai pas là très longtemps, lui dis-je. Ensuite, je serai à l'étage.
-Bien, m'dame, acquiesça-t-il en continuant de secouer la tête. Vous savez où me trouver.
A mi-chemin du couloir qui desservait les salles d'autopsie se trouvait une pièce où l'on ne pénétrait pas souvent. Ce fut là que je m'arrêtai d'abord, et j'en déverrouillai la porte. A l'intérieur se trouvaient trois chambres froides qui différaient de celles que l'on trouvait ailleurs. Plus grandes que la normale, elles étaient en acier inoxydable, et la température qui y régnait était affichée sur un cadran digital sur la porte. Sur chacune d'elles se trouvait une liste de numéros de dossiers, indiquant les victimes non identifiées qui s'y trouvaient.
J'ouvris une porte. Un brouillard épais s'en échappa, tandis qu'un air glacial me mordait le visage. La victime était enveloppée d'une grande poche et reposait sur un plateau. J'enfilai une blouse, des gants, un écran facial, tous les moyens de protection dont nous disposions. Je savais que j'étais déjà peut-être en mauvaise posture, et à la pensée de Wingo et de son état de santé vulnérable, la frayeur m'envahit. Je fis glisser l'enveloppe de vinyle noir et la soulevai pour la déposer sur une table en inox au milieu de la pièce. Je baissai la fermeture Eclair, et exposai le torse à l'air ambiant, puis sortis et allai ouvrir les salles d'autopsie.
Je ramassai un scalpel et des lames de verre propres, rabaissai le masque chirurgical sur mon nez et ma bouche, et retournai à la chambre froide, dont je fermai la porte derrière moi. Le dégel avait commencé, et la peau du torse était humide. Je me servis de serviettes mouillées chaudes pour accélérer le processus avant d'ôter le sommet des vésicules et des boutons réunis en grappe sur sa hanche et sur les rebords déchiquetés des membres amputés. Je grattai au scalpel la base des vésicules, et étalai le contenu sur les lames. Je remontai la fermeture Eclair de l'enveloppe, marquai celle-ci avec les étiquettes orange vif réservées aux produits toxiques, et faillis ne pas pouvoir soulever de nouveau le corps pour le remettre sur son étagère glaciale. A l'exception d'Evans, je ne pouvais appeler personne à l'aide, aussi me débrouillai-je par moi-même du mieux possible. Je placardai encore d'autres avertissements sur la porte.
Je montai ensuite au deuxième étage, et ouvris un petit laboratoire qui ressemblait fort aux autres, à l'exception des divers appareils utilisés pour l'étude microscopique des tissus, ou histologie. Sur une paillasse se trouvait un appareil qui permettait de fixer et déshydrater les prélèvement de foie, de rein ou de rate, puis de les inclure dans la paraffine. Les blocs partaient ensuite au microtome, où ils étaient découpés en minces sections qui se suivaient en ruban. Ce que j'examinais au microscope en bas était le produit résultant de tous ces processus. Tandis que les lames séchaient à l'air libre, je fouillai sur les étagères, déplaçai des colorants orange vif, bleu et rose, dans des fioles, sortis du Gram pour les bactéries, du rouge pour la graisse du foie, du nitrate d'argent, du Biebrach écarlate et de l'Acridine orange, tout en songeant à Tangier Island, où je n'avais jamais connu de cas auparavant. D'après ce que j'en savais, il n'y avait pas énormément de délinquance sur l'île, uniquement des affaires liées à l'alcoolisme, relativement banal chez les hommes seuls en mer. Je repensai au crabe bleu et regrettai, de façon tout à fait irrationnelle, que Bev ne m'ait pas vendu à la place du thon ou de la rascasse.
Je trouvai la bouteille de colorant Nicolaou, y plongeai un compte-gouttes, puis fis couler délicatement une quantité infinitésimale du liquide rouge sur chaque lame, que je recouvris à leur tour d'une lamelle. Puis, je rangeai prudemment le tout dans un solide classeur en carton, et redescendis à mon étage. Les gens commençaient à arriver au travail, et on me lança des regards curieux lorsque je débouchai du couloir et montai dans l'ascenseur équipée de pied en cap de ma blouse, mes gants et mon masque. Rose, qui ramassait sur la table de mon bureau des tasses à café sales, se figea à ma vue. -Docteur Scarpetta ? Que diable se passe-t-il ? -Rien, je l'espère, mais je n'en suis pas sûre, répliquai-je en m'asseyant à mon bureau et en ôtant la housse de protection de mon microscope. Elle demeura sur le seuil de la pièce tandis que je glissais une lame sur la platine. Rien qu'à mon humeur, elle comprenait que quelque chose n'allait pas du tout.
-Qu'est-ce que je peux faire pour vous aider ? dit-elle d'un ton calme et sévère.
Grossie quatre cent cinquante fois, l'image du frottis étalé sur la lame apparut clairement, et j'appliquai ensuite une goutte d'huile à immersion. Je regardai les vagues rouge vif d'inclusions oxyphiles intracytoplasmiques à l'intérieur des cellules épithéliales infectées, c'est-à-dire les corpuscules de Guarnieri caractéristiques d'un virus du type de la variole. J'installai sur le microscope un Polaroïd Micro-Cam, et pris des photos couleurs instantanées haute définition de ce qui, à mon avis, aurait de toute façon tué cruellement la vieille femme. La mort ne lui avait pas offert d'alternative bienfaisante, mais si j'avais été à sa place, j'aurais préféré le fusil ou l'arme blanche.
-Vérifiez si Phyllis est arrivée au MCV dis-je à Rose. Dites-lui que l'échantillon que j'ai envoyé samedi est prioritaire.
Dans l'heure qui suivit, Rose me déposa au coin de la 11 e Rue et de Marshall Street, au Medical Collège of Virginia, ou MCV, la faculté où j'avais fait mon internat d'anatomopathologie alors que je n'étais guère plus âgée que les étudiants que je conseillais maintenant et à qui je faisais des conférences de vulgarisation tout au long de l'année. Sanger Hall était caractéristique de l'architecture des années soixante, avec une monstrueuse façade carrelée d'un bleu vif visible à des kilomètres à la ronde. Je grimpai dans un ascenseur rempli de médecins que je connaissais et d'étudiants qui les redoutaient.
-Bonjour.
-Bonjour. Vous avez un cours ?
Je secouai la tête, entourée de blouses blanches.
-Non, j'ai besoin d'emprunter votre MET.
-Vous avez entendu parler de l'autopsie qu'on a eue en bas l'autre jour ? me demanda un spécialiste des poumons au moment où les portes de l'ascenseur s'ouvraient. Pneumoconiose due à la poussière minérale. Plus spécifiquement, une berylliose. Le genre de chose qu'on ne voit jamais par ici, non ?
Au quatrième étage, je me rendis rapidement au laboratoire de microscopie électronique, qui abritait l'unique microscope électronique à transmission de la ville. Comme partout ailleurs, il n'y avait pas un centimètre d'espace disponible sur les paillasses et les chariots, encombrés de microscopes optiques, d'instruments ésotériques destinés à analyser la taille des cellules ou à recouvrir de carbone des échantillons pour la microanalyse aux rayons X.
Le MET était en principe réservé aux vivants, et utilisé le plus souvent pour des biopsies rénales ou des tumeurs bien spécifiques, rarement pour des virus, et presque jamais pour des prélèvements d'autopsies. Il était difficile d'intéresser régulièrement les chercheurs et les médecins à mes besoins et à des patients déjà morts, alors que les lits d'hôpital étaient pleins de gens qui attendaient des nouvelles capables de leur accorder un sursis dans une maladie fatale. Aussi n'avais-je jamais harcelé le docteur Phyllis Crowder, microbiologiste, lorsque j'avais eu besoin d'elle dans le passé. Elle savait qu'aujourd'hui, les circonstances étaient différentes.
Je reconnus son accent anglais dans le couloir.
-Je sais, je comprends, disait-elle au téléphone lorsque je frappai à la porte ouverte. Mais vous allez devoir le reporter, ou bien vous passer de moi. J'ai un empêchement.
Elle sourit, et me fit signe d'entrer.
Je l'avais connue lors de mon internat, et j'avais toujours été convaincue que c'étaient les chaudes recommandations d'enseignants comme elle qui avaient fait que l'on avait pensé à moi lorsque le poste de médecin expert général de Virginie s'était trouvé vacant. Elle avait à peu près le même âge que moi, et n'avait jamais été mariée. Ses cheveux courts étaient d'un gris aussi foncé que celui de ses yeux, et elle portait toujours la même croix en or qui paraissait très ancienne. Ses parents étaient Américains, mais elle était née en Angleterre, où elle avait fait ses études et travaillé dans son premier laboratoire.
-Fichues réunions ! se plaignit-elle en raccrochant. Il n'y a rien que je déteste plus que cela: des gens assis autour d'une table à discuter au lieu d'agir.
Elle sortit des gants d'une boîte et m'en tendit une paire. Celle-ci fut suivie d'un masque, puis elle ajouta:
-Il y a une blouse en plus derrière la porte.
Je lui emboîtai le pas dans la petite pièce sombre où elle travaillait. J'enfilai la blouse de labo, et trouvai un siège, tandis qu'elle scrutait l'écran vert phosphorescent à l'intérieur de la grande chambre de visualisation. Le MET ressemblait davantage à un appareil océanographique ou astronomique qu'à un microscope normal. La chambre me rappelait toujours le casque d'une combinaison de plongée, à travers lequel on pouvait distinguer des images fantomatiques et inquiétantes dans une mer irisée. Un rayon d'une puissance de cent mille volts parcourait un épais cylindre de métal baptisé le " scope ", qui montait de la chambre au plafond, et frappait mon échantillon: une coupe de foie d'une épaisseur de six ou sept cent centièmes de micron. Les frottis que j'avais examinés avec mon microscope optique étaient tout simplement trop épais pour que le rayon électronique puisse les traverser.
Sachant tout cela lorsque j'avais procédé à l'autopsie, j'avais fixé des sections de foie et de rate dans du glutaraldehyde, lequel pénètre dans les tissus très rapidement. Je les avais envoyées à Phyllis, dont je savais qu'elle allait les inclure dans du plastique, les découper ensuite à l'ultramicrotome, puis au diamant, avant de les monter sur une minuscule platine en cuivre et les noyer d'ions d'uranium et de plomb. Mais nous ne nous attendions ni l'une ni l'autre à ce qui apparaissait maintenant devant nous dans cette chambre, à cette ombre verte d'un échantillon pratiquement cent mille fois agrandi. Elle ajusta l'intensité, le contraste, le grossissement, faisant cliqueter des molettes. Je contemplai un ADN à deux brins, des particules de virus en forme de brique, d'environ deux cents à deux cent cinquante nanomètres de taille. Je contemplai la variole sans ciller.
-Qu'en pensez-vous ? demandai-je en espérant qu'elle allait me contredire.
Elle évita de se compromettre:
-C'est sans aucun doute un virus du type de la variole. La question est de savoir lequel. Ce qui m'inquiète, c'est que les éruptions n'aient pas suivi le tracé des nerfs, que, de surcroît, la varicelle soit très rare chez quelqu'un d'aussi âgé, mais aussi que vous ayez maintenant un autre cas avec les mêmes symptômes. Nous devons procéder à des examens supplémentaires, mais à mon avis, je traiterais ceci comme une crise sanitaire.
Elle me regarda:
-Une urgence internationale. J'appellerais le CCPM.
-C'est exactement ce que je vais faire, répliquai-je en déglutissant avec peine.
-Quel lien logique voyez-vous entre ça et un corps démembré ? demanda-t-elle en procédant à de nouveaux ajustements et en continuant d'examiner la chambre.
Je me levai, les jambes coupées:
-Je n'en vois aucun.
-Des serial killers ici, en Irlande, qui violent, qui découpent les gens en morceaux.
Je la regardai, et elle soupira:
-Vous est-il jamais arrivé de regretter d'avoir quitté la médecine hospitalière ?
-Les tueurs auxquels vous avez affaire sont juste plus difficiles à distinguer, c'est tout, répliquai-je.
Il n'existait que deux moyens de rejoindre Tangier Island, par air ou par mer. Le tourisme n'étant guère développé sur l'île, les ferries étaient peu nombreux, et le service s'interrompait après le 15 octobre. La seule façon était de se rendre en voiture jusqu'à Crisfield, dans le Maryland, ou bien dans mon cas, parcourir cent trente-cinq kilomètres jusqu'à Reedville, où les garde-côtes viendraient me chercher. Je quittai le bureau à l'heure où la plupart des gens songeaient à aller déjeuner. L'après-midi s'annonçait froid et humide, le ciel était nuageux et le vent violent.
Chaque fois que j'avais essayé de contacter le Centre de contrôle et de prévention des maladies, le CCPM, on m'avait mise en attente, aussi avais-je laissé des instructions à Rose pour qu'elle les rappelle. Elle devait aussi joindre Marino et Wesley, pour les prévenir de ma destination, et leur dire que je les appellerais dès que possible. Je pris la route 64 Est en direction de la 360, et me retrouvai rapidement au milieu des terres cultivées.
Les champs de maïs en jachère étaient bruns, des faucons plongeaient et montaient en flèche dans le ciel, dans une région où les églises baptistes portaient des noms tels que Foi, Victoire ou Sion. Le ku-dzu pendait des arbres comme une cotte de mailles, et de l'autre côté de la Rappahannock River, dans le Northern Neck, les maisons étaient de vieux manoirs décrépits que les propriétaires des générations actuelles n'avaient pas les moyens d'entretenir. Je dépassai d'autres champs et des pervenches grimpantes, puis le Northumberland Courthouse, qui avait été construit avant la guerre de Sécession. Les tombes des cimetières d'Heathsville étaient bien entretenues, décorées de fleurs en plastique, et de temps en temps, une ancre de marine peinte trônait au milieu d'un jardin. Je traversai des bois de pins serrés, longeai des champs de maïs si proches de la route étroite que j'aurais pu les effleurer en tendant le bras. A Buzzard's Point Marina, les bateaux étaient amarrés, et la vedette de tourisme rouge, blanc et bleu, la Chesapeake Breeze, ne ressortirait plus avant le printemps. Je n'eus aucun mal à me garer. Il n'y avait personne dans la guérite du parking pour me demander dix cents.
Une vedette blanche de la Garde côtière m'attendait au bord du bassin. Les garde-côtes portaient des vêtements de protection bleu et orange vif connus sous le nom de combinaisons Mustang, et l'un d'eux était en train de grimper sur le quai. Plus âgé que les autres, les yeux et les cheveux bruns, il portait à la hanche un 9 mm Beretta et faisait preuve d'une indéniable autorité naturelle.
-Docteur Scarpetta ?
-Oui.
J'étais chargée de plusieurs sacs, y compris une mallette contenant mon microscope et son appareillage photo miniature, et il tendit la main:
-Laissez-moi vous aider. Je suis Ron Martinez, chef de station à Crisfield.
-Merci. J'apprécie beaucoup votre aide.
-Hé, nous aussi, vous savez.
La houle qui secouait le patrouilleur de douze mètres de long agrandissait et creusait sans relâche le fossé qui le séparait du quai. J'agrippai la passerelle et montai à bord. Martinez descendit une échelle de coupée abrupte, et je le suivis à l'intérieur d'une cale encombrée d'équipements de sauvetage, de lances d'incendie et d'énormes rouleaux de cordage. L'atmosphère était chargée d'émanations de diesel. Il fourra mes affaires dans un coin sûr et les arrima, puis me tendit une combinaison Mustang, un gilet de sauvetage et des gants.
-Vous allez devoir enfiler ça, au cas où vous vous retrouveriez à l'eau. Ce n'est pas une perspective réjouissante, mais ça peut arriver. L'eau est dans les dix-quinze degrés.
Il me fixa longuement du regard, puis ajouta, tandis que le bateau heurtait le quai:
-Vous préférez peut-être rester ici.
Je m'assis sur un rebord étroit pour ôter mes chaussures et répondis:
-Je n'ai pas le mal de mer, par contre, je suis claustrophobe.
-C'est comme vous voulez, de toute façon, la mer est mauvaise, et ça va être dur.
Il remonta tandis que je luttais contre des fermetures Eclair et du Velcro et me battais pour passer ma combinaison, emplie de chlorure de polyvinyle dont le but était de me maintenir un peu plus longtemps en vie si le bateau chavirait. Je remis mes chaussures, puis enfilai le gilet de sauvetage agrémenté d'un couteau, d'un sifflet, d'un miroir et de fusées éclairantes. Il était hors de question que je reste coincée en bas, aussi remontai-je dans la cabine. Sur le pont, l'équipage referma l'écoutille du moteur, et Martinez se sangla sur le siège du pilote.
-Vent de nord-ouest à vingt-deux noeuds, annonça un des gardes. Les vagues culminent à un mètre vingt.
Martinez s'éloigna progressivement du quai.
-C'est le problème dans la baie, m'expliqua-t-il. Les vagues sont trop rapprochées pour avoir un bon rythme, comme en pleine mer. Vous avez compris qu'on pourrait être détournés, hein ? Il n'y a pas d'autre patrouilleur dehors, alors si quelqu'un coule, il n'y a que nous pour y aller.
Nous longions lentement de vieilles maisons aux toits couronnés de belvédères, et entourées de terrains de boules.
Il continua, tandis qu'un membre de l'équipage vérifiait les instruments:
-Si quelqu'un a besoin d'aide, on doit y aller.
Un bateau de pêche avec un moteur hors-bord nous croisa, manœuvré par un vieil homme en jambières de caoutchouc debout à l'arrière, qui nous dévisagea comme des pestiférés.
-Et alors, vous pouvez vous retrouver n'importe où.
Décidément, Martinez aimait mettre les points sur les"i".
Une odeur puissante commençait à me parvenir aux narines. Je rétorquai:
-Ce ne serait pas la première fois.